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trefois qui possédaient leur souveraineté en propre au milieu de voisins plus puissans. Cette beauté commence et finit à Cluny, car je n’ai rien aperçu de pareil dans les villes les plus voisines. Les formes opulentes, les chairs plantureuses, l’incarnat prononcé du teint, qui distinguent la solide population bourguignonne, disparaissent absolument, et font place à des formes d’une mollesse souple, à des traits d’une langueur exquise, à des chairs d’une pâleur attendrissante, qui s’emparent des yeux avec tout l’attrait de la nouveauté et toute la puissance de l’inconnu. J’ai campé trois jours entiers à Cluny, et pendant ces trois jours, exclusivement occupés à regarder, je n’ai pas vu un seul visage qui démentît ces caractères. Ce n’est pas la beauté, car ces traits-là résisteraient mal à l’analyse, si on les prenait tour à tour isolément ; mais c’est la grâce dans ce qu’elle a de plus irrésistible et de plus insaisissable, de plus fugitif et de plus réel. La grâce, cette chose que l’on voit et que l’on ne sait comment définir, dont on est enveloppé et qu’on ne sait comment atteindre, la grâce, comparable seulement à ces libellules ailées dont le vol défie toute approche, est là tout entière dans ce que nous appellerons, faute d’un meilleur mot, son incertaine certitude.

À ces traits, vous reconnaissez le genre de beauté propre au pinceau de Pierre-Paul Prud’hon, et qui a valu au séduisant artiste le surnom de Corrége français. Jusqu’à présent, cette grâce ombreuse et cette tiède suavité qui le distinguent avaient toujours été pour nous un mystère ; le séjour de Cluny nous a révélé l’énigme de cette si originale amabilité. Ah ! par exemple, ce n’est point à la petite maison où il naquit et passa son enfance qu’il faut aller demander ce secret ; cette affreuse bicoque n’a rien de commun avec la grâce, et ce n’est évidemment pas aux ténèbres de ce trou noir qu’il fut redevable de son crépuscule sensuel et de ses ombres semblables à des nuages chargés de pluie amoureuse, prêts à crever à la moindre étincelle de l’électricité passionnée. J’imagine que, si cette bicoque a exercé une influence sur l’enfant, c’est une influence d’antipathie, qu’il était plus volontiers à la fenêtre qu’à l’intérieur, et qu’il s’en échappait le plus souvent qu’il pouvait. Bénie soit à jamais la mémoire du boa curé qui retira de ces limbes visibles cet enfant aux aptitudes charmantes[1]. Non, c’est

  1. Je crois cependant à cette bicoque cette leçon-ci : le touriste ne doit reculer devant rien. Je n’ai pas voulu y entrer de crainte de me cogner le front ou de trébucher dans les ténèbres, et j’ai appris après avoir quitté Cluny qu’elle contenait les restes d’un barbouillage de Prud’hon lorsqu’il était encore écolier en peinture. Ce qui a diminué mes regrets cependant, c’est que ces restes sont, paraît-il, entièrement confus et effacés. Il semble que cette peinture ait été un témoignage de reconnaissance du jeune artiste envers le curé protecteur.