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position au Nivernais gai, qui longe la paresseuse Loire, à Clamecy, dont les habitans étaient autrefois tellement détestés par ceux d’Avallon, pour je ne sais plus quelle indignité du temps des guerres anglaises, que pendant plusieurs siècles les mariages furent interdits entre les enfans des deux pays[1]. A ne consulter que la nature, nous serions donc ici hors de la Bourgogne; mais en quel lieu et en quel temps l’histoire a-t-elle jamais respecté les convenances de la nature?

Il y a, je crois, quelques débris de sculptures antiques à Avallon; je n’ai eu nul empressement de les voir, préoccupé que j’étais de visiter Vézelay, car c’était pour Vézelay plutôt que pour Avallon même que je m’étais rendu dans cette dernière ville. Si grande était ma curiosité de voir cette localité célèbre dans l’histoire de notre moyen âge et de notre architecture nationale, qu’elle ne se laissa pas rebuter par une froide tempête de neige qui vint subitement interrompre une série de douces journées de printemps. Ma curiosité fut en cela d’ailleurs bien inspirée, car sous cette tempête de neige l’aspect âpre et sinistre de la campagne qui s’étend entre Avallon et Vézelay ne ressortit qu’avec plus de vigueur. On ne peut rien imaginer de plus désolé; c’est l’image du dénûment dans toute sa brutalité, de la stérilité dans sa plus profonde misère. De tous côtés s’élèvent des mamelons noirs comme des montagnes de l’Érèbe, couverts de mousses sombres ou de courtes végétations épineuses qui les font ressembler à des géans dont les cheveux seraient coupés ras. La lumière du soleil ne peut égayer leur physionomie chagrine, et, lorsque la lune les éclaire, ils se revêtent d’une sorte de poésie lugubre qui n’a d’analogue dans la nature que le cri rauque du corbeau. C’est un désert montagneux fait à souhait pour des conciliabules de bandits morvandiaux en sabots, de nocturnes maraudeurs de fermes, et les sorciers du sabbat ne peuvent rêver un lieu plus propice à la célébration de leurs affreux mystères. En traversant ces gorges sinistres, ma mémoire me rappela que ces lieux avaient été jadis parcourus par des hôtes dont les âmes remplies des passions les plus fauves étaient bien en harmonie avec ce paysage ; là avaient certainement erré par bandes furieuses comme

  1. Cette interdiction était tellement expresse, qu’elle avait donné naissance à une sorte de dicton rimé comme les commandemens de Dieu, et dont le texte était à peu près celui-ci :

    Fille qui passe la rivière
    Aura sous sa cotte étrivières;

    mais tout finit en ce monde, même la haine. Aujourd’hui une diligence fait journellement le trajet d’Avallon à ce Clamecy détesté, et je n’ai pas besoin de longues inforations pour apprendre à quel point le fameux dicton est tombé en désuétude, car à ses petits traits, si différens des traits robustes de la plantureuse Yonne, je reconnais une Nivernaise dans mon hôtelière d’Avallon.