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LE CONTE BLEU DU BONHEUR.

cella parut bientôt en robe de soie gris clair et tunique de velours grenat, doublée et garnie de zibeline merveilleuse aux reflets d’or. Elle vint remplir nos tasses, nous offrit des cigarettes, puis alla se mettre au piano.

— Eh bien ! me dit Alexandre après une pause ; à quoi penses-tu donc ?

— J’ai beaucoup réfléchi sur le problème du bonheur, répondis-je, et je suis arrivé à cette conclusion, que le bonheur n’est que dans l’effort que l’on fait pour l’atteindre. Chacun porte en soi la mesure de la félicité dont il pourra jouir, car nous vivons chacun dans un monde à nous, qui est terne et pauvre ou bien riche et coloré, suivant le prisme à travers lequel nous le voyons. C’est pour cela qu’il faut savoir se borner en ce qui touche les biens extérieurs, s’arrêter à temps, et ne plus s’appliquer qu’à tirer parti de ce qui est en nous. Aussi le seul lien durable est celui qui résulte de l’accord des âmes : si les contrastes attirent, l’harmonie seule peut maintenir l’union.

— La nôtre dure depuis douze ans, dit Alexandre ; c’est qu’au lieu de passer la lune de miel à nous conter des fleurettes, nous avons étudié et travaillé ensemble.

Tout en causant, nous nous étions levés, et le comte s’était arrêté devant un portrait de Marcella, qu’il contemplait dans une muette rêverie. — Je crois vraiment, lui dis-je, que tu es toujours amoureux de ta femme ?

— Mais je l’espère bien, répondit-il, et tous les jours je lui découvre de nouveaux charmes. N’oublie pas ceci : une femme ne vieillit jamais pour qui sait l’aimer.

À ce moment, la petite Olga entra, escortée de sa chatte blanche ; elle tenait à la main un fuseau, qu’elle tendit à sa mère. Marcella quitta son piano, alla s’installer près du feu dans une bergère, et se mit à filer pendant que la petite fille suivait avec attention les mouvemens de sa main. Bientôt les enfans furent tous réunis autour de son fauteuil ; le chat était monté sur le tabouret de velours où elle appuyait ses pieds et faisait entendre un frémissement voluptueux. Le fuseau dansait, dans le mur le cri-cri chantait, et les bons lutins quittaient leurs retraites et venaient, invisibles et sournois, grimper sur le dossier du siège pour brouiller l’écheveau de la fileuse.

— Regarde ! dit Alexandre à mi-voix en me montrant le groupe, voici mon conte bleu devenu réalité. Le reconnais-tu, mon Bonheur aux cheveux d’or ?


Sacher-Masoch.