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LE CONTE BLEU DU BONHEUR.

Zavale avec les paysans de Lesno et de Zolobad, et enlever le comité révolutionnaire de notre cercle avec tous ses papiers, sa caisse et une grande quantité d’armes, pour livrer ces gens à la justice.


VI.

J’ai revu Marcella et son mari il y a deux ans. L’automne était revenu ; les teintes du paysage, toute la physionomie de la nature dans sa maturité dorée, me rappelaient les heures passées dans la société de mes amis, lorsque par une belle journée claire et tiède je poussai mon cheval dans la direction de Lesno. Des deux côtés de la route, les chaumes à perte de vue, entrecoupés de prairies vertes et fleuries, s’étalaient au soleil comme des tapis de Smyrne ; la forêt verte s’émaillait déjà de teintes jaunes et rouges ; le petit ruisseau limpide, qui semblait inséparable de la route, cheminait avec moi à travers ses cailloux blancs, et me racontait mille choses curieuses. De petits saules y trempaient leurs branches folles, qui se jouaient dans l’onde claire ; des abeilles, des papillons, des libellules, courtisaient les fleurs bleues et rouges dont les rives étaient ornées et remplissaient l’air de leur bourdonnement. Je traversai le parc, et mis pied à terre devant le perron ; deux cosaques se précipitèrent pour recevoir mon cheval et m’annoncer au maître de la maison.

L’antique manoir disparaissait sous l’étreinte du lierre qui grimpait sur les balcons et enveloppait les tourelles. Les fenêtres resplendissaient au soleil, dont les rayons répandaient sur les murailles grises une teinte dorée tout à fait en harmonie avec le caractère slavo-byzantin de l’édifice. La terrasse du perron était entourée d’espaliers de vigne où luisaient des grappes d’un rouge vermeil ; des roses rouges et blanches étaient semées sur la pelouse ; du parc, on entendait le roucoulement des pigeons sauvages, qui semblaient s’y trouver en nombre, et à toutes les corniches du château les hirondelles avaient collé leurs nids de torchis.

Alexandre parut bientôt sur le perron ; il me serra dans ses bras avec effusion, et ne cherchait pas à cacher les larmes qui brillaient dans ses yeux. Nous nous regardâmes quelques instans sans parler en nous tenant par les mains ; puis il m’introduisit dans un salon tendu de damas rouge, où des tapis de Perse brochés d’or témoignaient d’un luxe de bon goût. Bien que le comte eût alors quarante ans sonnés, il paraissait plus jeune que jamais, jeune de corps, d’esprit et de cœur.

— Voici ma femme, s’écria-t-il au bout de quelques minutes.

Marcella entra d’un pas léger, me tendant dès la porte ses deux mains, que je saisis avec empressement pour y déposer un baiser.