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LE CONTE BLEU DU BONHEUR.

puisse nous sauver ? Elle nous sauve de la mort en nous faisant renaître dans nos enfans. C’est ainsi que je comprends le mystère de la rédemption ; c’est ma femme qui me l’a fait comprendre. Un soir, j’entre chez elle sans être aperçu. Notre bébé n’avait encore que dix-huit mois ; je le vis debout sur une chaise dans sa petite chemise, riant et gambadant des pieds et des mains ; ma femme était à genoux devant lui, les mains croisées et le regardait, et son visage rayonnait. Ce fut comme une révélation ; je compris tout à coup la Madone du Correggio, cette madone qui adore l’enfant, et ce tableau merveilleux est devenu pour moi le symbole le plus pur de l’humanité. En effet, quoi de plus humain et de plus touchant qu’une mère en adoration devant son enfant ? Voici les énigmes de la vie toutes résolues : plus de lutte contre la nature, car c’est la nature elle-même qui s’offre. Nous existons, nous vivons pour transmettre la vie. Aussi aucune horreur, aucune tristesse n’est comparable à une mère qui perd son enfant ! — Le comte se tut, et s’absorba dans ses réflexions.

— Nous sommes si heureux dans nos enfans, dit-il après une pause, et en tout ! Je ne me rappelle pas la plus petite mésintelligence qui ait troublé notre tranquillité. Pourtant l’ange de la mort nous a effleurés un jour du bout de son aile, et ma femme a failli mourir pour moi. Ç’a été un avertissement pour nous rappeler la fragilité du bonheur terrestre. C’était dans ces temps troublés de la révolution polonaise. Un jour M. Jordan, que tu connais peut-être, se présenta chez moi avec un autre propriétaire polonais ; ils prétendaient percevoir l’impôt au nom du comité national. Ce n’était pas assurément pour les quelques sous, mais j’envoyai ces messieurs au diable. Ils répondirent par les menaces que tu connais. — Je ne suis pas Polonais, leur dis-je ; je suis citoyen d’un état libre, composé de beaucoup de nationalités, et où chacun a les mêmes droits. Je ne souffrirai aucune contrainte. Je me mets sous la protection de la loi, — et comme je les vis ricaner, — au besoin même, ajoutai-je d’un ton ferme, je saurai faire respecter ma liberté personnelle et mon droit les armes à la main.

Là-dessus, ils partirent, et au même instant entra Marcella, qui toisa les deux patriotes d’un regard impossible à rendre. — Je ne sais, lui dis-je, si tu m’approuveras.

— J’ai tout entendu, répondit-elle. Si chacun avait ton courage et ta fermeté, les troubles et la misère du pays seraient finis avant peu. — Elle me prit les deux mains, et je sus dès lors que j’avais fait mon devoir.

— Nous sommes ici au milieu des Polonais, lui dis-je, comme les trappeurs américains au milieu des Indiens, un poste avancé de la