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LE CONTE BLEU DU BONHEUR.


« Lesno, 14 août 1858.

« Ma femme vient de me donner un garçon tout à fait splendide. Le soir, elle était encore assise avec moi sur la terrasse, riait et causait ; tout à coup elle se lève, rentre ; une heure après, l’enfant s’égosillait déjà comme un vrai rejeton de paysans qu’il est. Elle se porte à merveille et l’allaite elle-même : je le vois boire sans jalousie, le petit fripon, à ce beau sein si plein de santé, que j’envierais à tout autre que mon héritier. Et le père Tchornochenko et ma nourrice, toute la famille est là : on dirait que le miracle de Bethléem s’est renouvelé ; les paysans arrivent de leurs villages avec des offrandes, et demandent à voir l’enfant, — et Marcella ne se lasse pas de le montrer, et ne fait que sourire d’orgueil maternel et de félicité.

« Au baptême, le moutard recevra mon nom et le tien, car tu seras parrain, et le mari d’Eve, mon beau-frère, le tiendra sur les fonts à ta place.

« Ah ! mon ami, je suis bien heureux.

« À toi de cœur, A. »


Ce fut dans l’automne de 1863, après la fin des troubles polonais, que je revis le comte Komarof à Lemberg. Toute sa personne était devenue en quelque sorte plus virile, et ses yeux rayonnaient de satisfaction, c’est le seul changement que je remarquai en lui.

— Eh bien ! me dit-il quand nous fûmes assis chez moi, en face d’une bouteille de tokay, je pense que mes théories sur le mariage ont eu le temps de subir l’épreuve de la pratique. Voilà bientôt six ans que j’ai vu Marcella pour la première fois, et je puis te dire que nous nous aimons davantage de jour en jour, je ne sais où nous nous arrêterons ! Et il faut voir comment la comtesse Komarof sait tenir son rang au milieu des dames de la noblesse ! Et belle ! Il est vrai qu’elle n’a encore que vingt-quatre ans, cependant nous avons déjà trois enfans…

— Comment sont-ils, tes enfans ?

— Sacha, l’aîné, qui a cinq ans à l’heure qu’il est, c’est tout le portrait de sa mère ; Constantin, qui marche déjà tout seul aussi, tient de la maison Tchornochenko, et Olga, qui aura tantôt un an, me ressemble, à ce qu’on prétend. Nous avons maintenant beaucoup de besogne à la maison, surtout à cause des enfans, et d’un autre côté je ne puis plus me passer de ma femme : nous en sommes là, qu’elle ne peut pas choisir un dessin de broderie sans avoir pris mon avis, et que moi, je n’ai pas confiance dans un projet avant d’avoir obtenu son approbation. J’ai donc été obligé de prendre chez nous une vieille demoiselle, une de ces créatures du