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LE CONTE BLEU DU BONHEUR.

lissés sur le front en ondulations naturelles, relevés sur la nuque en une simple torsade, ce qui donne à sa tête une expression sévère, idéale. La table est mise, elle m’attend…

« La voilà qui descend les marches pour courir au-devant de moi et se jeter à mon cou ; j’entoure sa taille de mon bras, et nous nous promenons ainsi en attendant que lendrik apporte le samovar. Nous causons de nos affaires et de celles du pays, et nous continuons de causer pendant qu’elle prépare le thé. Ensuite… mais où trouver les mots pour parler de tout cela ? Le langage des hommes n’est pas encore assez parfait pour refléter les divines radiations du bonheur.

« Depuis que cette apparition lumineuse se montre dans les sombres appartemens du château et parcourt les allées ténébreuses du parc, depuis que cette voix jeune retentit entre les murailles grises de cet antique château, on dirait qu’un charme a été rompu. Autrefois tout avait ici un air de vétusté poudreuse, on ne voyait que poussière et moisissures ; à présent chaque pierre brille comme si elle était neuve, le toit me fait l’effet d’être doré. Le lierre dont est couverte la façade qui donne sur le parc était sur le point de mourir, il a repris comme par enchantement, un buisson de myrte a poussé tout seul dans un coin, les arbres et les fleurs se sont mis à croître comme jamais auparavant. Des colombes ont fait leur nid dans le jardin, — on les entend jusqu’ici, — et les hirondelles, qui semblaient éviter ces vieux murs, sont venues s’installer dans l’angle de la fenêtre de notre chambre à coucher.

« Sur la grange, il y a un nid de cigognes ; le mâle vient de rentrer, il caquette avec effronterie, et Marcella sourit en rougissant : une douce espérance fait tressaillir son être.

« Il a fallu une femme pareille pour détruire le charme qui pesait sur cet antique manoir des voïvodes. Et n’est-elle pas elle-même une belle-au-bois-dormant que j’ai réveillée d’un sommeil magique ?

« Elle est comme un jeune aigle qui apprend à s’élancer vers le soleil, mais qui ne pourrait pas l’apprendre, s’il n’avait pas l’œil qui supporte la lumière. « Ton Alexandre.


« Lesno, 28 mai 1858.

« Tu veux savoir comment je m’y prends pour façonner son esprit ? Sais-tu de quelle manière nos paysans apprennent à leurs enfans à marcher ? On les emmène aux champs, on les dépose quelque part sur le sable, et tout d’un coup ils marchent.

« C’est ainsi que j’élève Marcella, en la plaçant d’emblée au milieu de ma vie de travail et de ma vie intellectuelle, et en lui demandant tout de suite ce que je veux qu’elle apprenne. Je suis