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REVUE DES DEUX MONDES.

— La voix mystérieuse qui parle en nous. Tous ne l’écoutent pas ; mais moi, je m’y fie toujours, et je ne m’en suis jamais repenti.

Nous avions chassé des bécassines dans les marais de Grokhovo jusqu’à la nuit tombante. — Il est temps de rentrer, dit enfin le comte. — Et, ayant tiré en l’air sa dernière charge, il jeta sur l’épaule son fusil à deux coups, et siffla son chien-courant anglais à robe jaune.

— J’irai faire ma visite d’adieu à Zolobad, dis-je au bout de quelques minutes.

— C’est donc sérieux ? tu nous quittes ?

— Il faut que je parte demain.

— Alors allons-y.

Nous trouvâmes la famille à table, c’était l’heure du souper. Le vieux Tchornochenko se leva pour nous apporter lui-même un siège, et nous invita à prendre part au repas.

— Tiens, tiens ! s’écria le comte, je crois que vous avez des pirogui[1] ; est-ce Marcella qui les a préparées ?

— Sans doute, répondit dame Hania ; les aimes-tu, mon enfant ?

— Mais il faudrait de la crème aigre avec, dit le comte. — L’insouciance qu’il témoignait blessait évidemment la pauvre Marcella ; elle se leva, quitta la table, et alla s’asseoir sur le banc du poêle, dans le coin le plus obscur.

— Tu auras ta crème, dit la vieille nourrice. Liska, vas-en chercher, vite.

La petite Lise ne fit qu’un bond, et revint avec une grande jatte.

— Maintenant mange, mon enfant, dit Hania.

— Je ne me le ferai pas dire deux fois, répondit le comte. Je suis sur pied depuis cinq heures du matin, j’ai une faim de loup, et j’ai toujours eu un faible pour les pirogui. — Il s’attabla sans façon et se mit à manger à belles dents. Quand il eut fini, le vieux Nikita essuya avec soin la cuiller, et prit la parole. — On dit, monsieur le comte, que vous avez fait venir ces nouvelles machines qui sèment et battent le blé toutes seules ?

— Voulez-vous les voir ?

— Je vous remercie, dit le vieux paysan. À quoi bon ? Toutes ces inventions nouvelles, voyez-vous, ces chemins de fer, et ces télégraphes, et ces machines, je ne m’y fie pas… On dit, monsieur le comte, que vous vous donnez beaucoup de peine pour nous faire avoir le chemin de fer, et on dit aussi, — après ça, ce n’est peut--

  1. Mets national, sorte de boulettes de farine de blé noir, farcies de fromage.