Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 103.djvu/138

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
132
REVUE DES DEUX MONDES.

volonté. Depuis quelque temps, tu es rude avec moi ; tu n’as pas toujours été ainsi.

— Eh bien ! alors je le suis maintenant ! s’écria-t-elle avec emportement. Je ne suis pas une panna, une grande dame ; pourquoi ne serais-je pas rude ? On ne m’a point enseigné les belles manières.

— Ne te retranche pas derrière ton ignorance, dit le comte avec calme ; ne t’ai-je donc pas donné des leçons comme un frère ? « Mais tu n’as pas le loisir pour apprendre… » Comme il te plaira ! Si tu veux rester sauvage, à ton aise ! j’ai assez à faire pour m’instruire moi-même. Le monde est si grand, et le passé est là comme un autre monde ! Et la vie est si courte !

La grand’mère se leva, lui fit signe des yeux, et sortit ; il la suivit. Sur le pas de la porte, il se retourna pour m’appeler. Nous traversâmes ensemble le verger, et nous entrâmes dans les champs ; aucun de nous ne disait mot. Enfin la vieille femme prit la parole. — Il vaudrait mieux, mon enfant, que tu ne vinsses plus.

— Pourquoi ?

— Dame ! parce que…

— Parce que Marcella ne peut me souffrir ?

— Non, parce qu’elle t’aime.

Le comte garda le silence.

Comme nous rentrons, par la fenêtre ouverte, nous voyons Marcella assise devant le manuscrit, qui était resté sur la table, occupée à le déchiffrer en suivant les lignes avec son doigt. Il l’appelle par son nom ; la pauvre fille tressaille, repousse le manuscrit, et l’instant d’après paraît sur le seuil.

— Eh bien ! n’es-tu pas d’avis qu’il vaut mieux le lire ensemble ? Elle n’ose pas le regarder. — Si vous voulez bien avoir encore

de la patience avec moi, dit-elle enfin en balbutiant,… je ne sais ce que j’ai depuis quelque temps… il me prend des… Et elle fond en larmes.

Il y a de l’orage dans l’air. Le ciel est d’un bleu sombre ; les hirondelles rasent le sol, aucun oiseau ne chante dans la feuillée immobile. Les moissonneurs sont tous rentrés, Marcella seule est encore dehors. Nous apercevons au loin son foulard rouge qui se lève et s’abaisse dans les blés comme un coquelicot agité par la brise. Le comte va pour la chercher ; mais les premières gouttes tombent pesamment, et ils ne viennent pas encore.

— Allez donc voir ce qu’il y a, monsieur, dit la vieille paysanne. — Elle resta elle-même debout dans la cour, s’abritant les yeux d’une main et regardant.

Je traversai le verger ; en arrivant à la clôture, je vis de l’autre