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LE CONTE BLEU DU BONHEUR.

Va ! Fais tes sortilèges ! Entre toi et moi, cela finira bien, comme dans le conte de ma nourrice ! Tu n’es point une sorcière, tu es le bonheur qui m’attend sur le seuil de cette chaumière ! Et je me présenterai quand le temps sera venu.

À partir de ce jour, Alexandre retourna tous les soirs à Zolobad, et je le laissais en tête-à-tête avec Marcella aussi souvent que l’occasion s’offrait. Il ne manifestait aucun trouble, vaquait à ses affaires comme d’habitude, se montrait insouciant et presque gai. Rarement il parlait de Marcella ; son amour avait quelque chose de chaste, de timide.

Un jour, je remarquai sur son bureau une excellente aquarelle de la Sibylle samienne, et je fus frappé de la ressemblance. — Oh ! dit le comte, si tu connaissais l’original ! Quand Marcella m’écoute, les mains croisées sur ses genoux, la tête inclinée à droite, coiffée de son foulard vert d’où s’échappent ses cheveux en ondes légères qui retombent sur les tempes, et le regard levé comme en extase, alors je crois voir la belle sibylle en chair et en os, dans sa sublime pureté, et surtout ses yeux, étoiles sombres où brûle une céleste langueur et comme une révélation divine. Et cette voix ! je ne me lasse pas de l’écouter. J’aime ce timbre voilé comme j’aime le son de l’orgue, la voix de la forêt et les notes sourdes des cloches. — Hier, c’était l’anniversaire de sa naissance ; elle vient d’avoir dix-huit ans. Espérant lui faire plaisir, je lui apportais un collier de corail ; elle l’a refusé, non par orgueil, mais avec une nuance de tristesse, comme pour me reprocher de l’avoir mal comprise.

— Désirerais-tu autre chose ? lui dis-je avec intention. Je t’aime bien, et je voudrais te le prouver. Que puis-je faire pour toi ?

Elle hésita un moment, puis, comme je lui pris la main d’un geste ému : — Instruisez-moi ! dit-elle.

— Comment cela ? — Je ne comprenais pas d’abord.

De sa belle main brune, elle me montra les étoiles qui scintillaient sur nos têtes. — Dites-moi ce que c’est ! Qui retient le soleil dans le ciel, et la lune ? Expliquez-moi ces merveilles. Pourquoi voyons-nous les plantes pousser et se faner plus tard ? Pourquoi les animaux viennent-ils au monde, et pourquoi meurent-ils ? Et quel est notre lot ?

— Je la regardai en tenant sa main dans les miennes, et une larme me monta aux yeux.


Depuis trois semaines, le comte donne des leçons à son élève. Il travaille comme d’habitude et tout lui réussit ; mais, une fois sa besogne terminée, il monte à cheval et prend la route de Zolobad. Il n’arrive ordinairement qu’à la tombée du jour. Marcella l’attend