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LE CONTE BLEU DU BONHEUR.

s’étant arrêtés sur le comte, — Mon Dieu ! s’écria-t-elle d’une voix hésitante, serait-ce possible ? Est-ce toi, Sacha ?

Déjà le comte était pendu à son cou, et la vieille femme sanglotait et couvrait de baisers son visage basané. — Sacha, mon enfant, mon enfant chéri ! répétait-elle en balbutiant ; gloire à Dieu ! comme tu as bonne mine ! et cette barbe qui t’a poussé ! Venez donc tous, Marcella, Nikita, Eve, venez ! Voici mon enfant, mon Sacha !

En un clin d’œil, la hutte s’était remplie, et de jeunes têtes curieuses s’avançaient autour de nous.

— Voici mon gendre Nikita Tchornochenko, dit la nourrice ; viens donc saluer M. le comte.

— Monsieur, je vous tire ma révérence, dit le paysan avec un léger embarras et sans quitter les ciseaux qu’il tenait à la main. — Vous avez bien fait de venir nous voir ; mais où est donc Marcella ? — Marcella s’approcha. — C’est ma seconde fille, poursuivit Nikita ; voici l’aînée. — Une jeune femme fort jolie, aux cheveux noirs et au profil oriental, qui tenait un enfant sur ses bras, s’inclina en souriant. — C’est ma fille Eve, et voilà Bodak, son mari, — il désigna du doigt un jeune paysan qui à ce moment vint baiser l’épaule du comte ; — ils ont déjà trois enfans, et les miens sont encore là. Approche un peu, Liska ! — Il happa une petite sauvagesse de quatorze ans et l’amena moitié de force ; mais nous ne pûmes jamais voir que son joli menton rond, tout le reste était caché sous la manche de sa chemise. — Et celui-ci, c’est Vachkou ! — C’était le gamin, qui était toujours sur son escabeau, coiffé de son pot, bouche bée, et n’osant bouger.

La vieille femme était trop heureuse pour parler, elle se contentait de sourire à son nourrisson. — Comme tu es beau et fort ! dit-elle enfin. Et tu es devenu un brave homme. Je sais tout, tout, le vieux lendrik m’a tenu au courant. Je serais déjà venue te voir, mais je n’ai plus mes jambes de vingt ans. Marcella, apporte donc quelque chose,… un peu de lait, ma chérie.

Marcella ne répondit pas ; ses grands yeux restaient attachés avec une expression singulière de curiosité et d’admiration sur la figure du comte.

— Nous n’avons pas grand’chose de bon, mais je pense qu’il y a du lait caillé, du beurre, du fromage et du pain ; tu sais, mon enfant, comme c’est chez nous.

— C’est tout ce qu’il faut, dit le comte. Ne faites pas de façons avec nous. Mon ami est du pays.

La vieille femme nous conduisit dans la seconde pièce et nous invita à prendre place sur le banc qui courait le long du vaste poêle vert ; Nikita approcha la table pendant que la nourrice prit Marcella par la main, et l’amena devant le comte.