Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 103.djvu/121

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
115
LE CONTE BLEU DU BONHEUR.

d’elle le chat ronronnait au soleil. Et il demanda à la femme aux cheveux d’or : — Qui es-tu ? — Elle le regarda avec ses grands yeux doux, qui souriaient, et répondit : — Je suis le Bonheur.

— Elle est fort jolie, ta légende, m’écriai-je.

— Je me la rappelai à propos, reprit mon ami. Le mal du pays me gagna. Je n’eus de repos que le jour où je revis notre clocher de bois avec sa croix grecque, et où le vieux Iendrik de ses mains tremblantes m’aidait à descendre de voiture, pendant, que mon père, dans le premier trouble de sa tendre émotion, ôtait poliment sa casquette comme s’il saluait un étranger de distinction, pour se jeter ensuite à mon cou en pleurant.

Je trouvais bien du changement à la maison. Ma mère était morte. La solitude régnait au château, et la propriété était dans un état pitoyable ; mais j’étais chez moi. J’eus avec mon père une explication ; je le piquai d’honneur, il m’abandonna les rênes. Dès lors je m’enterrai ici comme un blaireau dans son terrier. Je n’ai encore vu personne, ni parens, ni amis, ni voisins, pas même ma vieille nourrice, qui demeure à Zolobad, de l’autre côté de la forêt. J’étouffai en moi tout ce qui ressemblait à du sentiment, pour mener ici l’existence idyllique d’une machine à battre le blé. Nos domaines étaient non-seulement négligés, mais grevés de dettes ; je me mis en tête, quelque chimérique que cela parût à tout le monde dans la maison, de rétablir l’ordre dans nos affaires. J’y réussis, sans le secours de personne, par un effort de ma volonté. Ce qui vaut mieux encore, je pris confiance dans ma force, que je trouvai à la hauteur de toutes les privations et de toutes les corvées.

Mon père eut encore le temps de voir comme tout se relevait peu à peu, puis il mourut à son tour ; je l’ai perdu il y a six mois. Depuis sa mort, me voilà seul avec le vieux Iendrik, qui a dépassé soixante-dix ans ; mais je sais que je ne serai pas toujours seul. Chaque fois que je rentre le soir, couvert de poussière et brûlé par le soleil, il me semble que je trouverai sur mon seuil la femme aux cheveux d’or, — et je ne trouve personne que le vieux chien aveugle et boiteux, qui remue la queue dès qu’il reconnaît mon pas.

Nous nous tûmes tous les deux pendant quelques instans, puis je hasardai une question sur les qualités que devrait avoir sa femme.

— Avant tout, répondit-il, je la veux belle et bien portante. Pas de mariage heureux, si les sens n’ont pas leur part légitime. Ensuite il faut qu’elle ait l’esprit juste et un bon cœur, qu’elle sache travailler, et qu’elle ait de l’honneur comme un homme.

— Qu’est-ce que tu entends par là ?

— J’entends que le monde n’ira pas mieux tant qu’on s’obstinera