Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 103.djvu/118

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


MARCELLA
LE CONTE BLEU DU BONHEUR


I.

Ce fut dans l’été de 1857 que je revins au pays, après une absence qui avait duré près de dix ans. Mon impatience de revoir la terre natale était devenue peu à peu une maladie, une fièvre, dont je ne fus guéri que lorsque je respirai de nouveau l’air embaumé de thym et d’absinthe de nos villages, que je retrouvai les sarraus de toile et les chapeaux de paille de nos paysans, les caftans noirs et les calottes de nos Juifs. Je doute que jamais dans ma vie j’aie été aussi gai, aussi complètement content, ou que je doive l’être jamais au même degré que pendant ces jours heureux, et c’est dans cette belle disposition d’esprit que le hasard me fit rencontrer dans une auberge du grand chemin le plus cher de mes camarades d’enfance, le comte Alexandre Komarof.

Petits garçons, nous nous étions livré des batailles acharnées avec des soldats de carton, et en jouant aux brigands nous avions rapporté tous les deux plus d’une bosse ; aussi en nous retrouvant hommes faits fut-il entendu tout de suite que nous ne nous quitterions pas de sitôt, et que je serais pour quelques semaines l’hôte du comte et le compagnon de ses parties de chasse. Dans cette intimité de tous les jours, pendant nos courses à travers champs, marais et forêt, la sympathie instinctive des enfans ne tarda pas à devenir une forte et virile amitié. Plus âgé que moi de quelques années, Alexandre pouvait avoir à peu près vingt-huit ans. Il était grand, svelte, avec des muscles de fer ; sa poitrine bombée donnait à son port une fierté qui imposait. Sa tête avec ses traits sévères, ses yeux sérieux, enfoncés dans les orbites, ses cheveux d’un blond roux et sa barbe