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des gens imaginent être imminente depuis deux ans, est peut-être beaucoup moins probable qu’on ne le pense en général, car l’élément germanique tient une place importante dans l’empire du tsar. Si la masse de la population est slave au centre et tartare dans l’est, il n’est pas moins certain que dans les villes, dans les fonctions publiques, à la cour même, la suprématie appartient le plus souvent aux hommes de race allemande, originaires des provinces de la Baltique. Ceux-ci sont plus instruits, ont l’esprit plus progressif que les vrais Russes. A toutes les causes de faiblesse qui ont été énumérées déjà s’ajoute donc encore ce défaut d’une population disparate, mal amalgamée. On observera peut-être à sa louange qu’elle est respectueuse en apparence des droits divins du tsar; qui sait ce que vaut et ce que durera ce respect pour la personne du souverain? On nous assure que les tendances anarchiques existent là, plus développées peut-être qu’ailleurs, quoique plus latentes, car la Russie est par-dessus tout le pays du silence. Ajoutons encore que c’est un pays presque impénétrable; il est rare qu’un étranger y séjourne, y vive, y circule dans des conditions à bien voir la vérité. A ne considérer du dehors que les entreprises hardies de ce gouvernement, autrefois sur Constantinople, aujourd’hui sur l’extrême Orient et sur l’Asie centrale, on se croit en présence d’un colosse. C’était un fantôme qui effrayait l’Europe entière il y a vingt ans, qui inquiète encore l’Angleterre à cause de ses possessions de l’Inde; dès les premiers coups de canon de 1854, ce colosse s’est évanoui. Il serait imprudent toutefois d’en conclure que le péril ne renaîtra pas plus tard. La Russie a beaucoup appris pendant ces vingt ans, s’est beaucoup réformée; l’abolition du servage a eu pour conséquence de rendre le peuple plus laborieux, de relever la noblesse en la rappelant au sentiment de ses devoirs, d’épurer l’administration en lui donnant le contrôle d’hommes libres. Si jamais l’ambition du tsar semblait redevenir un péril pour l’Europe, ou reconnaîtrait vite si la Russie est en état de reprendre la vieille politique de conquête; il suffirait d’examiner si ses routes sont en bon état, si son réseau de chemins de fer est complet et bien exploité, si ses ports de commerce sont bien garnis. Un semblable examen eût révélé en 1854 la faiblesse réelle de cet empire inconnu, que l’on croyait si puissant.


H. BLERZY.