Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 99.djvu/955

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

méthodique. Sans doute l’armée doit être toujours la représentation, l’émanation du pays, sans distinction de rang, de classe ou de fortune, et en ce sens on peut dire, si l’on veut, que c’est la nation armée ; mais c’est cette portion virile se détachant momentanément du sein de la nation pour y rentrer plus tard, et soumise pendant quelques années à une vie particulière, faite pour développer en elle les habitudes de discipline et de dévoûment. À ce prix seulement, elle peut être la gardienne efficace de la grandeur et de l’honneur du pays. Souvent aussi on parle de la Prusse, comme si pour nous relever nous n’avions qu’à imiter ceux qui nous ont vaincus. Évidemment, entre la situation de la France au lendemain de Sedan et la situation de la Prusse au lendemain d’Iéna, il y a d’apparentes similitudes. Il y a d’abord le même point de départ, un grand désastre national, et il y a la même nécessité, le service universel. Au-delà, tout est différent, mœurs, esprit populaire, traditions, constitution sociale, caractère de la nation. Ne voit-on pas que ce qui est possible en Prusse ne le serait point en France ? Est-ce qu’avec notre unité politique et administrative nous pouvons songer sérieusement à créer des corps d’armée régionaux comme ceux qui existent en Prusse, et qui ont sans aucun doute l’avantage de faciliter singulièrement les mobilisations ? Est-ce que nous avons, comme élément de cohésion et d’organisation, cette noblesse terrienne qui a été toujours en Allemagne une pépinière d’officiers, qui est encore la force de l’armée prussienne ? Ces analogies et ces chimères écartées, la reconstitution militaire de la France reste donc un problème que nous avons à résoudre à notre manière, dans les conditions de notre société, avec les ressources de notre génie éclairé et retrempé par le malheur.

Si l’on veut avoir une armée, il faut d’abord évidemment faire des soldats, il faut que les soldats restent assez longtemps dans les rangs pour s’instruire, pour se laisser pénétrer par l’esprit militaire, pour se façonner à cette vie en commun à l’ombre du drapeau ; il faut des cadres permanens, vigoureux et solides, pour enlacer fortement ces masses qu’on veut faire passer successivement dans l’armée. Or comment obtiendra-t-on tout cela ? C’est ici justement que revient cette question qui s’est particulièrement agitée entre M. Thiers et le général Trochu, la question de la durée du service actif. Le général Trochu s’est prononcé pour un service de trois ans, et il a défendu son système avec autant d’esprit que de chaleur. Trois ans, c’est tout ce qu’il faut selon lui, c’est le moyen d’éviter les incorporations partielles, de faire passer le contingent annuel tout entier sous le drapeau sans imposer au budget un fardeau trop pesant. Tout est ainsi concilié : on a de bons soldats, on ne met aucune inégalité entre les différentes parties du contingent, et on ne dépense pas trop. Si on le croyait, si la séduction du talent suffisait, le général Trochu aurait gagné sa cause. Malheureusement ces trois