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manière. Si vous étiez pauvre, j’aurais dit : Montrez vos talens, endettez-vous, simulez quelque vice. L’envie vous pardonnera alors vos talens. Chacun des mérites que vous pouvez avoir doit être contre-balancé par quelque imperfection éclatante. Si le peuple peut seulement dire : Quelle intelligence a ce gaillard ! quel malheur que ce soit un tel vagabond ! vous pouvez être sûr qu’ils voteront tous pour vous ; mais si vous êtes un candidat exceptionnel, vous êtes condamné. Donnez une poignée de main à tout individu que vous rencontrerez ; plus il sera sale, mieux cela fera, — habillez-vous avec négligence, affectez d’être grossier, jurez aussi haut et aussi fort que possible, frappez affectueusement sur l’épaule de tout le monde, enivrez-vous une fois par semaine et dans un cabaret en renom, devenez membre d’une de ces associations qui surgissent journellement à la Nouvelle-Orléans, déclamez contre les tyrans, les aristocrates et les riches ; mais par-dessus tout parlez éternellement du pauvre peuple oppressé et de ses droits, et vous courrez la chance d’une élection triomphante, surtout si…

« RANDOLPH. — Vous semblez hésiter ? Si… je promettais d’être un instrument pour les chefs ?

« GAMMON. — C’est cela même.

« TRIMSAIL. — Jouons franc jeu. La science de la politique consiste maintenant en ceci : acheter ou être acheté, se servir des autres comme d’instrumens ou être à son tour leur propre instrument.

« RANDOLPH. — Avez-vous d’autres instructions à me donner ?

« LOVEDALE. — Oui. Lorsque vous aurez été choisi par la convention, et que vous aurez réuni tous les moyens nécessaires entre les mains du comité, vous voyagerez tranquillement dans l’état, et de temps en temps vous lancerez un petit discours. C’est utile pour l’effet théâtral, le véritable travail se fera derrière le rideau.

« RANDOLPH. — Mais, messieurs, je prévois plus de difficultés que vous ne vous en doutez. On parle de Cramford comme gouverneur, et personne n’a la centième partie de ses droits. A mon avis, il a autant de talent qu’aucun homme d’état aux États-Unis. Il sera certainement élu.

« le GOUVERNEUR. — Cramford est hors de place et de saison ; il manque de jugement et de bon sens.

« LOVEDALE. — D’ailleurs il ne nous va pas, il n’est pas notre ami, et il est facile de l’écarter. Avec quelques agens habiles répandus dans la ville et quelques autres dans la campagne, nous en viendrons aisément à bout, toutes les fois que le nom de Cramford sera prononcé, nos agens feront semblant d’être ses meilleurs amis, et diront qu’il est la perfection même ; mais avec un geste de découragement profond ils s’écrieront : « Quel malheur qu’il soit si impopulaire ! L’opinion publique est contre lui, et on ne peut résister à ce courant impétueux. »

« RANDOLPH. — Bien ; mais j’ai voyagé dernièrement dans l’état, et je sais que le pays est pour lui.