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dilapidation. Il y avait enfin une raison assez sérieuse, assez spécieuse du moins, qui donnait à cette politique de transaction universelle et de concessions toujours nouvelles le caractère d’une nécessité supérieure d’ordre public.

Dans ce Paris livré à toutes les influences, mais animé d’un ardent esprit patriotique, on était un gouvernement d’opinion : on ne pouvait gouverner qu’avec l’opinion ou avec ce qu’on croyait être l’opinion. Comment transformer une cité telle que Paris en une place de guerre ordinaire, soumise aux sévérités de l’état de siège ordinaire ? Comment prolonger la défense jusqu’au bout en condamnant la presse au silence, en interdisant les réunions publiques, en fermant toute issue à l’ébullition des esprits, en s’armant au besoin de toutes les rigueurs de la répression à l’intérieur ? — C’était tourner absolument dans un cercle vicieux : on voulait le siège, et on ne voulait pas les conditions nécessaires du siège, ou plutôt on se sentait lancé dans une aventure sans exemple, et on n’avait d’autre idée que d’aller jusqu’au bout comme on pourrait. Voilà la vérité, et c’est ainsi qu’on a tenu cinq mois en livrant tout successivement, en laissant tout faire et tout dire, en pactisant avec ce qu’on ne pouvait empêcher, en suspendant toutes les lois de l’économie publique aussi bien que les lois sociales, en désarmant la justice et souvent la discipline la plus vulgaire, en ménageant les passions qu’on ne pouvait soumettre, en amnistiant la guerre civile elle-même sous prétexte de la détourner. La conséquence, c’est M. Jules Favre qui la résume ainsi dans sa déposition : « ceux qui ont vu de près cet état de choses reconnaîtront que je ne suis pas tout à fait un historien infidèle en disant que cet état a été la négation, la violation de toutes les lois du bon sens et de l’économie politique, et, jusqu’à un certain point, de toutes les lois de la morale, pendant les quelques mois de siège… »

Cet état ne s’est point sans doute révélé immédiatement dans toute sa gravité ; il est allé en se développant et en se compliquant peu à peu jusqu’au triste et sanglant dénoûment. Je voudrais montrer sous quelques-unes de ses formes les plus précises cette altération croissante de toute une société soumise à l’épreuve la plus extraordinaire, ce travail confus, agité, multiple, où tout le monde a un peu sa part. Il y a dans le siège de Paris un fait moral supérieur, dominant : c’est une certaine disposition générale des esprits, c’est ce qu’on pourrait appeler l’influence du siège, la maladie de l’isolement, de la séquestration violente, de l’inquiétude irritée, et pardessus tout la maladie de l’illusion, — de l’illusion obstinée. Qui donc, même parmi ceux qui ne croyaient guère au succès, n’a pas subi en certains momens le tout-puissant et dangereux empire de l’illusion ?