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pas piqué ? dit Mliss avec un clignement d’œil expressif et en brandissant sa petite main. — Le maître se taisait atterré. — Oui ! continua Mliss, si vous m’aviez questionnée, je vous aurais dit que je partais avec les comédiens. Et pourquoi était-ce que je partais avec les comédiens ? Parce que vous ne m’aviez pas dit que vous vous en alliez ; mais je le savais… Je vous l’ai entendu dire au docteur. Et je n’allais pas rester ici seule avec les Morpher, vous pensez bien. Je mourrais d’abord ! — D’un geste dramatique qui était parfaitement dans le rôle, elle tira de son sein quelques feuilles vertes, flétries, et, les tenant à bras tendu, de la façon précipitée qui lui était propre, avec la prononciation originale de sa première enfance, dans laquelle aux momens d’exaspération elle retombait toujours : — Voilà le poison qui fait mourir, vous me l’avez dit. J’irai avec les comédiens, ou je mangerai ces feuilles et je mourrai ici. L’un ou l’autre, cela m’est égal. Je ne resterai pas où l’on me hait, où l’on me méprise ! Et vous ne me laisseriez pas derrière vous, si vous ne me haïssiez, si vous ne me méprisiez pas aussi ! — Sa petite poitrine se soulevait avec fureur, et deux grosses larmes tremblaient au bord de ses cils, mais elle les chassa du coin de son tablier, comme si elles eussent été des guêpes. — Si vous m’enfermez en prison, dit Mliss de plus en plus farouche, pour m’éloigner des comédiens, je m’empoisonnerai. Mon père s’est bien tué… J’en ferai autant. Vous m’avez assuré qu’une bouchée de cette racine était mortelle, et j’en porte toujours sur moi, dit-elle en frappant sa poitrine de son poing fermé.

Le maître pensa une seconde à certaine place vide près de la tombe de Smith, et à ce que deviendrait ce petit être frémissant de passion. Saisissant ses deux mains dans les siennes et la regardant au plus profond de ses yeux qui ne mentaient jamais, il dit : — Lissy, veux-tu partir avec moi ?

L’enfant passa ses bras autour de son cou et répondit joyeusement : — Oui !

— Mais tout de suite,… cette nuit.

— Cette nuit.

La main dans la main, ils suivirent la route, le chemin étroit qui une fois l’avait amenée si lasse à la porte du maître, et que, semblait-il, elle ne devait plus fouler seule. Les étoiles étincelaient au-dessus de leurs têtes. Que ce fût pour le mal ou pour le bien, la leçon avait été apprise, et derrière eux l’école de la Montagne-Rouge se ferma sur les fugitifs à tout jamais.


TH. BENTZON.