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de M. Chintreuil, ni l’inondation de M. Saintin, ni la forêt de sapins de M. Isambart, ni les bords de la Creuse de M. Imer, ni les lacs de Suède de M. Wahlberg, et tant d’autres encore, car les paysagistes s’appellent légion ; mais le coup d’œil rapide que nous venons de jeter sur le salon de peinture peut à la rigueur nous suffire pour en avoir une idée d’ensemble, s’il est possible de s’en faire une au milieu d’œuvres si variées. Nous avons, chemin faisant, glané assez d’épis pour en former une gerbe respectable, qu’il est temps de porter sous la meule, afin d’en recueillir le fruit.

Quand nous aurons fait pour les statues le même travail que pour les tableaux, nous essaierons timidement de conclure et de tirer l’horoscope de l’école française. Bornons-nous à dire pour le moment que dans l’abondante récolte de cette année il y a beaucoup de menus grains, mais peu d’épis absolument stériles. La grande diffusion de l’art moderne et la culture uniforme des artistes les développent comme dans une pépinière, où bien peu de tiges avortent, mais où bien peu s’élèvent au-dessus de la taille de leurs voisines. Le public, qui les passe en revue, ne s’aperçoit pas qu’il y a là une foule d’arbres sains et vigoureux qui ne demandent qu’à grandir. Les artistes eux-mêmes, comme les écrivains, cherchent à vaincre son indifférence et à se faire remarquer, quoi qu’il en coûte. Ils quittent l’école de bonne heure, et veulent produire de bonne heure des œuvres qui les rendent célèbres. C’est ainsi qu’ils se jettent dans de frivoles excentricités qui les perdent, ou qu’ils tombent, sans s’en douter, dans la platitude. À mesure qu’ils se perfectionnent dans le métier, ils s’abaissent dans leur art, et quand plus tard ils veulent se remettre aux sérieuses études, il n’est plus temps d’y revenir. C’est l’histoire de beaucoup de peintres, pleins de ces dons que la nature prodigue plus qu’on ne le pense, et qui, faute d’une saine direction, restent médiocres toute leur vie ; mais quelle est cette direction qui leur manque ? Est-ce celle qu’on trouve dans les académies et les écoles ? Je veux parler de celle qu’ils se donneraient eux-mêmes, si, avant de vouloir briller, ils étudiaient longtemps la nature, et lui demandaient sincèrement, avec la persévérance des vocations véritables, les secrets qu’elle ne refuse jamais à qui sait les lui arracher. L’étude assidue de la nature, c’est le noviciat indispensable de l’art ; c’est la lutte de Jacob avec l’ange, qu’il faut terrasser et asservir avant de s’élever aux régions supérieures où se rencontrent sinon toujours la fortune, du moins la véritable gloire et les pures jouissances de l’idéal.


Ernest Duvergier de Hauranne.