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qui voyagent encore dans le pays du Tendre avec des cheveux blancs sur la tête, et qui chantent encore des romances avec des voix chevrotantes auxquelles on voudrait trouver des accens plus mâles et plus sévères.

M. Corot, grâce à Dieu, est encore vivant. Il est toujours le peintre des lacs, des forêts mystérieuses, des matinées de printemps, des brouillards du crépuscule qui s’élèvent sur les eaux à la chute du jour. Il sait faire sortir les dryades de l’écorce des chênes, faire baigner les branches des saules dans les rivières, faire frissonner les bouleaux au bord des étangs, et transfigurer les plus humbles sites de nos campagnes au point d’y évoquer sans effort les vieilles divinités de la nature. Que d’admirables scènes il a tirées autrefois des bois de Ville-d’Avray, son séjour favori, et quels trésors de poésie champêtre il nous a révélés à la porte de nos faubourgs ! Quelle pureté matinale dans les eaux de ses lacs, quelle fraîcheur et quelle légèreté dans les feuillages de ses jeunes taillis printaniers ! Quelle beauté de style et quelle exquise délicatesse de coloris ! — Tout cela se retrouve dans ses œuvres récentes, mais la répétition perpétuelle tourne à la manière et au procédé. Nous sommes encore à Ville-d’Avray, mais nous ne croyons plus voir les ombrages et les ruisseaux de l’Arcadie. Il nous promène encore dans les clairières des forêts où dansent les nymphes, mais les ombrages s’alourdissent, ces délicieuses petites touches multicolores qui animaient le dessous des fourrés comme des rayons de soleil vaguement épars sous la voûte des bois remplissent maintenant tout le tableau de leurs paillettes. Son tableau des Environs d’Arras est d’un papillotage fatigant. N’est-ce point là un signe de déclin ? Quand le sentiment vient à s’user, il s’exagère et tourne à l’abus.

Que dirons-nous de M. Cabat, le peintre des rudes paysages celtiques, des épaisses forêts gauloises, des vieux chênes bossues et cornus, de toute cette nature robuste et austère, sans grâce et sans sourire, qui n’est pas celle des aimables divinités de la Grèce, mais plutôt celle des temps druidiques ? Qu’est devenu ce génie dur et sévère, à la fois plein de style et empreint de je ne sais quelle sauvage grandeur ? Il est resté lui-même, et cependant il n’est plus tout lui-même. Son Temps orageux est une composition d’une raideur toute classique, d’un ton ligneux, terne et noirâtre. L’orage éclate au fond avec l’accompagnement obligé d’un carreau de foudre qui sillonne la nuée. Sur le devant, de grands et beaux arbres, d’une coupe toujours imposante, remplissent le milieu du tableau. À gauche, une prairie et quelques chaumières sont encore éclairées par un jour blafard, bien blafard en vérité quand on le compare