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cole moderne. Personne ne lui ressemble, personne ne l’imite, et son art périra avec lui.

L’originalité de M. Breton est peut-être encore plus frappante dans son tableau, d’ailleurs plus imparfait, de la Jeune fille gardant des vaches. Dans une prairie entourée de grands arbres, comme les cours des fermes du pays de Caux, une bergère s’est laissée tomber assise sur le gazon, à l’ombre d’un pommier, et, soulevée sur sa main droite, elle se penche en avant, les yeux vaguement fixés devant elle, avec un air de rêverie calme et profonde. Deux vaches paissent à quelque distance, et plus loin, sous la futaie, on aperçoit la chaumière natale. Il n’y a pas d’horizon ; on ne devine le ciel que par les rayons du soleil qui illuminent la clairière ; les arbres le cachent de tous côtés, et semblent enfermer dans ce nid rustique les pensées de la jeune fille, comme les pas du troupeau qu’elle garde. A quoi réfléchit-elle ? Elle ne saurait le dire. Pourquoi cette vague tristesse sur son front pur et dans son œil limpide ? Ce n’est pas de la tristesse, c’est du repos. Rien qu’à la voir, on devine toute une existence de travaux monotones, de souffrances patiemment supportées, de contemplations vagues, de songes à peine éclos, de plaisirs simples et tranquilles, une vie encore à moitié végétative, comme celle des animaux des champs. Cette âme à moitié endormie s’éveille parfois sourdement ; elle s’écoute vivre, mais elle ne cherche pas à s’envoler de terre ; elle reste, comme ces bonnes vaches, attachée au sol qui la nourrit, et aux ombrages de l’enclos paternel. Dirons-nous maintenant qu’il y a dans ce tableau quelques imperfections de dessin, que le paysage, si original, si expressif, ressemble peut-être un peu dans sa gaucherie volontaire à un joujou de Nuremberg ? Tout cela est vrai, mais ce tableau parle, et ce paysage enfantin est lui-même un morceau du poème qu’il raconte. C’est ainsi que doit le voir la simple et naïve créature dont il résume toutes les pensées. Je sais bien que c’est là une voie dangereuse : il ne faut pas trop encourager les peintres à s’affranchir de la vérité pour faire exprimer à la nature les sentimens de l’âme humaine. On peut cependant l’essayer sans péril quand on a le goût exquis et sûr de M. Jules Breton.

Voulez-vous mesurer d’un coup d’œil toute la distance entre un véritable artiste et un habile fabricant ? Passons de M. Breton à M. Bouguereau, un homme de talent, lui aussi, qui excelle dans le genre artificiel auquel il s’est adonné. Malheureusement M. Bouguereau a voulu changer de manière ; il a voulu, une fois par hasard, sortir du convenu, et il s’est appliqué à peindre sérieusement une Faucheuse dont il a essayé de faire une vraie paysanne comme celles de M. Breton. La figure n’est pas mal posée, le dessin n’est