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s’intitule orgueilleusement le chef de l’école réaliste. Je jurerais que M. Carolus Duran n’a aucune de ces prétentions malsaines. Ce qui est haïssable dans l’art, ce n’est point la réalité, c’est l’esprit de système, le raffinement qui corrompt le sentiment sincère, l’affectation également condamnable dans un sens comme dans l’autre, soit qu’elle s’applique à exagérer les vilains côtés de la nature, soit qu’elle essaie vainement de les dissimuler. M. Carolus Duran n’a aucun de ces deux travers ; c’est un artiste sincère, et voilà pourquoi il a peut-être l’étoffe d’un grand peintre.

Passer de M. Duran à M. Hébert, c’est quitter la réalité pour le rêve. M. Hébert a toujours eu des tendances très idéalistes. Son goût persévérant pour les sujets tristes et pour les grâces maladives n’est qu’une des formes de ce besoin qu’il a de spiritualiser la nature en dégageant l’âme du corps. Cette fois cependant il dépasse les bornes permises. Son portrait de la marquise de J… peut être d’un joli sentiment, mais il n’a rien de terrestre. On se demande où habite l’âme qui laisse évanouir ce corps en fumée. On ne dirait pas une femme de chair et d’os, mais un brouillard condensé par un rayon de lune. La marquise, ou plutôt la fée, est assise toute droite dans un fauteuil gothique, les mains croisées sur ses genoux, noyée dans une robe blanche vaporeuse, un diadème sur la tête, le cou orné de perles limpides comme des gouttes de rosée, semblable à une reine jeune mariée qui s’assied pour la première fois sur son trône. Il y a des tons très fins dans ces blancheurs, les yeux noirs ont un regard doux et voilé, mais le visage est indécis et flottant ; la gorge, les bras, les longues mains effilées, sont d’une fluidité désespérante. Lorsqu’on immatérialise à ce point la peinture, on s’expose à faire regretter ceux qui ont le travers opposé. Le jury, qui a ouvert la porte toute grande au tableau de M. Hébert, aurait dû, pour être impartial, l’ouvrir également à la femme vue de dos de M. Courbet.

Un autre essai malheureux de mysticisme archaïque est la Giacomina, portrait florentin de M. Cabanel. L’auteur vient, dit-on, de voyager en Italie. Il s’est beaucoup pénétré des ravissantes fresques de fra Angelico, et c’est en souvenir de son voyage qu’il nous rapporte cet ange de paravent au visage terne, avec sa robe plate en forme de chasuble. Se peut-il en vérité que ce vulgaire échantillon de papier peint soit détaché des fresques du divin moine de Fiésole ? On le dit, et il faut bien le croire ; mais que vous êtes dégénérée, ô Giacomina, depuis que vous avez quitté les murailles du saint lieu pour venir vous fixer sur cette toile profane ! Je crains bien que vous n’ayez perdu votre âme dans l’atelier de M. Cabanel, sans cependant y trouver un corps. Si vous m’en croyez, vous