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peu partout. Qu’on me permette donc de dbnner ici la première place à un genre qui est l’écueil comme la marque de la véritable vocation des peintres, et qui prime tous les autres, parce qu’il les contient tous en substance : je veux parler de la reproduction de la figure humaine sous toutes ses formes, et particulièrement sous celle du portrait.

C’est d’ailleurs un portrait qui occupe eette année la place d’honneur. Certains critiques ombrageux, qui mêlent la politique aux choses de l’art, ont trouvé mauvais qu’on la lui eût donnée. Ce n’était pas le tableau qui leur déplaisait, c’était le modèle. Le personnage qui profane ainsi le panneau jadis réservé aux grandeurs princières n’est ni une impératrice en robe de gala, ni un grand dignitaire en habit brodé. C’est un vieillard à cheveux blancs, avec des lunettes sur le nez, bourgeoisement vêtu d’une longue redingote brune : son attitude est celle de tous les portraits graves. Il se tient debout près d’une table chargée de livres où il s’appuie d’une main. Tout le monde l’a reconnu d’un coup d’œil : c’est cette figure si française et rendue depuis bientôt quarante ans si populaire par la caricature politique encore plus, hélas ! que par le portrait sérieux ; c’est en un mot la figure de M. Thiers.

La ressemblance est fidèle, et cependant le premier coup d’œil n’a rien de frappant. L’artiste, Mlle Nélie Jacquemart, n’y a pas mis cette unité saisissante, cette simplicité expressive, ce grand caractère individuel qui sautait pour ainsi dire aux yeux dans ses autres portraits, et particulièrement dans ceux de M. Duruy et du maréchal Canrobert. L’ensemble a même au premier abord quelque chose de heurté, de discordant, d’un peu confus et presque de grimaçant. À quoi cela peut-il tenir ? La tête est d’un dessin consciencieux et ferme, d’une exécution habile ; les détails sont d’une finesse, d’une vérité remarquable, et tous les plans du visage sont observés avec une scrupuleuse exactitude. La bouche surtout est admirable, avec ses lèvres fines, arrêtées, un peu railleuses et presque parlantes, même au repos. Plus on regarde ce portrait, plus il s’anime ; les plans se marient, l’ensemble se recompose, la confusion cesse ; elle reparaît, si l’on détourne un moment les yeux, ou si l’on s’éloigne de quelques pas. Décidément il y a des défauts graves : les ombres sont trop heurtées, trop plombées pour cette tête pâle et blanche ; le relief est excessif et artificiel ; la touche est correcte, mais un peu méticuleuse. Le corps, malgré le savoir-faire déployé dans la redingote, n’a pas de forme humaine et ressemble à un sac de laine. Le bras droit s’affaisse mollement, englouti dans une manche aux plis épais et lourds. Pourquoi enfin donner au chef de l’état, dont tout le monde connaît la simplicité, cette physionomie