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revenus qui n’est pas à dédaigner, et ceux qui nous ont pris nos milliards à coups de canon ne peuvent pas trouver mauvais que nous tâchions de les regagner en détail ; mais il y a là un danger en même temps qu’un profit. Déjà nous ne sommes que trop portés à nous relâcher des grandes études pour rechercher des succès faciles et lucratifs. La dernière génération d’artistes a été gâtée par l’esprit mercantile ; elle s’est arrêtée dans son développement, et nous la voyons aujourd’hui en pleine décadence. Pour que la nouvelle ne se corrompe pas encore davantage, il lui faut une discipline rigoureuse, et elle n’a pas de maîtres sérieux pour la lui donner.

Aussi faut-il féliciter le jury d’admission de s’être montré plus sévère que par le passé. Il ne faut pas que les expositions publiques soient pour les artistes un simple moyen de se défaire de leur marchandise, il faut que ce soit un honneur et un commencement de récompense. À notre sens, les juges auraient pu se montrer encore plus rigoureux, et proscrire sans pitié plus d’un des deux mille tableaux, dessins ou statues qui ont trouvé grâce devant eux. Il faut pourtant leur savoir gré d’un triage qui a pu coûter souvent à leur indulgence, et qui relève, au moins en apparence, le niveau général. Sans contenir beaucoup d’œuvres tout à fait supérieures et d’un caractère original, sans surtout nous révéler encore les nouveaux maîtres qui vont diriger et rajeunir l’école française, cette exposition présente un ensemble assez satisfaisant pour qu’il soit permis d’espérer leur venue.


I

Un critique bien appris, qui tiendrait à montrer la délicatesse et l’élévation de son goût, devrait tout d’abord s’occuper des œuvres dites de style, et commencer sa revue du Salon par ce que les peintres appellent les tableaux d’histoire. Il est convenu en effet que le tableau d’histoire est la suprême expression de l’art, l’épreuve décisive du génie, et qu’on n’est pas un peintre sérieux, si l’on ne fait pas de tableaux d’histoire. Je demande au lecteur la permission de m’affranchir de toute étiquette et de traiter sans façon les règles de préséance. Je ne méconnais pas assurément que le tableau, histoire ne soit une œuvre capitale, et qu’il n’exige une réunion de facultés bien rares ; mais de notre temps la hiérarchie de l’art n’a pas été moins troublée que la hiérarchie sociale. Comme l’ancienne noblesse, qui ne se distingue plus guère de la bourgeoisie, qui elle-même confine de très près au peuple, les « œuvres de style » tendent beaucoup à se confondre avec les tableaux de genre, et le réalisme, qui dans l’art représente la démocratie, s’est glissé un