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domaines, les dépeçant, faisant aux châteaux, aux monumens de la vieille France une guerre sans haine, mais non moins destructive. Un vif et caustique esprit, un rare écrivain, Paul-Louis Courier, a fait des bandes noires le plus spirituel éloge. Oui, il avait raison de le dire, la petite propriété gagnait à cette division du sol, la classe rurale en profitait ; mais Courier, qui en Italie écrivait avec un crayon sur la base d’une jolie statue de Cupidon brisée par la guerre : Lugete, Veneres Cupidinesque, ne retrouvait plus la même émotion en faveur des arts de l’ancien régime. C’était la tâche exclusive du parti royaliste d’en déplorer les pertes en prose et en vers. L’agriculture et la politique réunies ne désarmeront pourtant pas les arts de leurs légitimes griefs, et ne les consoleront pas de leurs pertes en leur montrant un champ de blé à la place où s’élevait le château qui renfermait encore de précieuses merveilles.

Ainsi devait périr, sous l’empire des mobiles les plus différens et par les moyens les plus divers, une partie de ce qui avait constitué le luxe du passé. Ces ruines ont été un des griefs qui ont le plus nui à la révolution. Les sociétés civilisées sont ainsi faites : plus encore que le sang qui coule dans les discordes civiles, la destruction des monumens et des arts laisse un souvenir profond, une plaie vive et durable ; sentiment qui peut paraître exagéré au premier abord, mais dont la réflexion se rend compte aisément. Ce n’est pas seulement, si puissans que soient ces motifs, parce que la pierre est désarmée, innocente en quelque sorte des griefs des partis, et parce qu’il est impie de faire disparaître en un instant ce qui a coûté tant de longs et pénibles travaux ; ce n’est pas non plus toujours en. raison de la beauté des choses détruites que ce sentiment se manifeste et se développe. Il y a de cette douleur un motif plus profond encore, c’est que tout ce qui porte la trace de la vie morale est sacré, et que rien n’en peut périr sans que l’humanité se sente atteinte dans quelque partie de son âme, religion, loi, science ou art, représentés par ces monumens ! En autre sentiment, moral encore, c’est le respect des générations passées qui les ont élevés, aimés. Voilà ce qui souffre en nous quand tombent ces édifices de pierre et ce qui se souvient quand ils sont tombés. Lorsque la destruction s’est faite par la lente action du temps ou par quelque soudain désastre de la nature, on se borne à des regrets résignés. Lorsqu’il a plu à l’homme de s’en rendre le libre instrument, le regret se change en ressentiment amer et trouve un suprême écho dans l’histoire.

Ce que la révolution a fait contre le luxe public, on vient de le voir ; nous rechercherons ce qu’elle a créé ou essayé pour l’encourager.


HENRI BAUDRILLART.