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de l’être immobile, du sein du vide, émanent les idées premières de toute beauté ; la contemplation et le génie du poète les évoquent à la lumière, et voilà Paris, Hélène et Cléopâtre, toute l’antiquité dans la fleur de sa jeunesse et l’éclat de sa gloire qui passe devant nous[1]. » L’idée ! on ne devient une héroïne qu’à ce prix. Or perdre un trône au milieu de l’écroulement du monde, le perdre avec cette dignité, cette souveraine grâce esthétique qui dans les sociétés anciennes a pu souvent tenir lieu du sens moral, repousser dédaigneusement du pied l’ignoble esclavage, et couronner par une mort virgilienne une vie d’amour, de gloire, de plaisir, de merveilles, autour de laquelle ont évolué tous les grands noms, tous les grands événemens d’une époque, et dont les fautes même étincellent parmi les ténèbres de l’Hadès avec la néfaste attraction de certains corps célestes, — il y a là un ensemble de circonstances assez grandiose pour constituer un idéal qui prête à la mise en scène ; mais sans cet idéal le seul spectacle eût-ii jamais prévalu ? Non humilis mulier, a dit Horace. Voyons mourir cette héroïne.

Octave est un diplomate bien subtil, bien rusé, Cléopâtre endormira sa vigilance, et même à ce jeu de la dissimulation le battra. Elle a changé d’attitude, feint de se soumettre : insensiblement la perspective de ce voyage en Italie cesse de l’épouvanter, elle s’y fait ; Livie, sa bonne sœur Livie, la soutiendra. Elle compte sur cette influence auprès d’Octave, et, pour se la mieux assurer, prépare des cadeaux ; on la voit fourrager dans ses coffres, sortir et montrer des bijoux, des tissus. Qui pourrait croire qu’une personne occupée à pareils soins songe à se tuer ? Encore une des mille inconséquences de cette nature mobile et frivole : après les larmes, voici le sourire. Ainsi la surveillance peu à peu se relâche ; on la laisse à ses colifichets. Épaphrodite, émerveillé des progrès de cette transformation, en instruit régulièrement son maître, qui, désormais certain de son triomphe, s’étonne d’avoir eu des doutes. Octave était de ces fourbes qui ne savent tromper que les hommes. Voyant son ennemi où elle le voulait, Cléopâtre, — chef-d’œuvre d’habileté féminine, — lui demande timidement de permettre qu’elle rende les derniers honneurs à Marc-Antoine. À captive soumise, prince généreux ; il consent. La scène était destinée à parfaire l’œuvre de persuasion. Cléopâtre l’exécuta comme elle l’avait imaginée, en artiste consommée. Elle parla de son prochain départ pour l’Italie, adressa des adieux publics à la terre d’Égypte, et le pathétique de sa harangue, de son geste, porta si à fond que les plus incrédules sortirent

  1. Voyez la scène des mères dans la seconde partie de Faust, p. 267 de notre traduction commentée.