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mœurs du temps ; tous trahissent, la seule différence entre les bons et les mauvais, c’est que chez les bons le remords vient à son heure et qu’ils se font justice.

Cherchez dans cette décadence ; les honnêtes gens ont disparu ; de loin en loin seulement vous retrouvez un galant homme, par exemple cet Asinius Pollion, un autre vieil ami d’Antoine, mais qui, grâce à Dieu, n’a rien de commun avec la race des Proculeius. Il se tenait à l’écart depuis la paix de Brindes ; ayant abandonné la politique pour les lettres, les sciences[1], il n’était jamais allé en Égypte, et ne connaissait point la reine. Octave, qui l’estimait fort, voulait se le concilier et l’emmener avec lui. « Non, répondit Asinius, après tout ce que j’ai fait pour Antoine, et tout ce qu’Antoine a fait pour moi, il me serait impossible de prendre parti contre lui ; souffre donc que je reste à distance, et ne sois que le butin du vainqueur. » Je me trompe, il n’y eut pas qu’un honnête homme en cette affaire, il y en eut deux. Nous connaissons le premier, le second fut Dolabella, l’amoureux de la reine. — Dans certaines femmes tout est charme ; mais lorsque l’immense attrait de l’infortune vient se joindre aux mille séductions d’une personnalité déjà lumineuse et vibrante, comment résister ? Cléopâtre ne pouvait mourir sans éveiller un de ces dévoûmens éperdus et tels qu’en inspira plus tard Marie d’Écosse, sa bonne royale sœur à travers les âges, son autre moi. La nature est comme les grands peintres, elle a des physionomies parfois perverses, mais adorables, sur lesquelles il lui plaît de revenir, qu’elle rajuste, met au point, et pour les esprits curieux rien de plus délicat que ces réminiscences.

Ce Mortimer antique se nommait Dolabella ; il était jeune, beau, de l’illustre maison de Cornélius, et venait de faire vaillamment la campagne d’Égypte à la suite d’Octave. Tombée à la discrétion de son ennemi depuis le guet-apens de Proculeius, Cléopâtre avait dû rentrer dans son palais, où les honneurs dont on l’entourait ne servaient qu’à la convaincre davantage de sa captivité. Ses vêtemens, ses coffres, étaient fouillés par crainte du poison, toutes ses armes confisquées ; on n’imagine rien de plus navrant. Un misérable Epaphrodite, affranchi d’Octave, la gardait à vue, obséquieux du reste, tout aux petits soins, geôlier qui jouait au courtisan. La pauvre

  1. Un caractère et un portrait de l’ancien temps, celui-là ; en politique, la probité même, et quel censeur littéraire, quel âpre critique ! C’était un archaïste de nature, un Padouan invétéré maugréant toujours contre les élégances et le bel esprit de la grande ville. Tout lui semblait raffinement, grécité. Enolus, Pacuvius le tragique, étaient ses maîtres ; il préférait Lucilius à Horace, Lucrèce à Virgile, pour l’éloquence rustique d’un Caton aurait donné vingt Tullius, et ne goûtait à fond que le vocabulaire de Menennius Agrippa et la langue des douze tables.