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cessèrent, et la salle de festin s’anima de nouveau. L’un et l’autre s’étaient compris et savaient à quelle divinité leurs libations allaient être désormais consacrées. Leurs amis le savaient aussi, et ces banquets suprêmes, auxquels l’idée d’une commune mort présidait, égalèrent en raffinemens les plus splendides fêtes d’autrefois. La reine avait vu clair dans le jeu de César-Octave. Ces différentes missions d’agens publics ou secrets, parmi lesquels il s’en trouvait qui devaient, comme Thyréus, transmettre les déclarations d’amour du vainqueur, toutes ces allées et venues n’étaient point de nature à tromper longtemps une Grecque aussi intelligente, aussi avisée que Cléopâtre. Elle se connaissait trop bien aux choses de galanterie pour croire à la passion de cet homme aux yeux ternes, à la face de marbre, qui aimait sa femme et qui était le frère d’Octavie. Que le neveu de Jules César cherchât une maîtresse dans Cléopâtre, on ne peut qu’en douter ; ce qu’il y a de certain, c’est que dans cette Égyptienne il trouva son maître, et que ce fut la comédie du trompeur trompé.

De cette femme, de cette reine, dont il se disait amoureux, ce qu’il voulait, c’était non pas triompher de sa personne, mais la faire servir à son triomphe. Il comptait que de cette présence un impérissable éclat rejaillirait sur son char de victoire. Promener dans Rome cette Égyptienne, chargée de chaînes d’or, ne quid deesset honori, cette altière et fameuse ennemie des dieux du Capitole, c’était évidemment le comble de l’habileté politique, puisqu’on écartait par là tout mécontentement rétroactif, toute rumeur défavorable, et que, la haine et la vindicte se concentrant sur une seule tête, la multitude oublierait que la guerre qu’on venait de faire était une guerre civile, et que le véritable vaincu de la journée était le plus illustre et le plus populaire des généraux romains et l’ancien collègue de César-Octave au triumvirat. « Il ne m’aura pas pour son triomphe[1] ! » pensait-elle en voyant à l’œuvre l’enjôleur. Ses trésors, autre objet d’empressemens hypocrites, elle voulait aussi les lui dérober. Dans le temple d’Isis, attenant à la citadelle royale, était un vaste mausolée fortifié ; là s’entassèrent jour et nuit des richesses fabuleuses : lingots et monnaie d’or et d’argent, monceaux de perles et de pierreries, vases murrhins, parfums et tissus précieux ; tous les sanctuaires, tous les palais, toutes les banques, tous les magasins d’Alexandrie avaient accru de leurs envois particuliers ce colossal dépôt de merveilles. Cet imprenable monument, où l’on n’entrait que par le haut et dont les portes de

  1. C’est le mot qu’elle se plaisait à murmurer au moment où César redoublait d’industrie autour d’elle, affectant de ne lui témoigner que douceur et petits soins ; nam et T. Livius refert illam, cum de industria ab Augusto indulgentius tractaretur, identidem dicere solitam. » (Porphyre.)