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en terre ferme, où nous autres nous savons vaincre ou mourir. » Ainsi parlait à la dernière heure un vieux centurion de Pharsale et de Philippes tout criblé de blessures. Antoine soucieux l’encouragea d’un geste amical et sans lui répondre passa. Pendant ce temps, Octave accostait un ânier : « Comment te nommes-tu ? — Je m’appelle Bonaventure, et ma bête s’appelle Victoire ! »


II

C’était le 1er septembre de l’an 38 avant Jésus-Christ Le combat, vigoureusement engagé, faisait rage de part et d’autre, et se prolongeait depuis plusieurs heures, implacable, mais encore indécis. Cléopâtre avec ses soixante galères avait pris position à distance, dans l’intérieur du golfe dont la flotte d’Antoine défendait l’entrée. Intrépides à l’attaque, prompts à la retraite, les vaisseaux octaviens multipliaient leurs évolutions, qui ressemblaient à des charges de cavalerie poussées à fond de train contre des masses inexpugnables. Des deux côtés, les forces se balançaient ou, pour mieux dire, se neutralisaient, car, si les flottantes citadelles d’Antoine avaient le mérite de ne point se laisser entamer, elles avaient aussi cet inconvénient, que leur masse même les condamnait à ne poursuivre aucun avantage sur un ennemi qu’il fallait se contenter de repousser toujours, sans jamais pouvoir l’anéantir. La reine courait un danger, celui d’être enveloppée dans la mêlée. Ce danger à chaque instant semblait la menacer de plus près. Le rempart interposé par les vaisseaux antoniens avait peu à peu fléchi : le combat n’en avait pas fait un pas de plus ; mais elle se sentait moins protégée, et déjà se voyait tombée aux mains de son redoutable ennemi. Cléopâtre était femme ; l’attente, le doute, l’inaction, la peur, tout la troublait, l’effarait. Soudain une brise favorable se lève, sa tête n’y tient plus : elle donne le signal du départ. L’Antonia, sa galère amirale, file au travers d’une trouée ouverte entre les combattans, et, ses voiles dehors, sa banderole de pourpre au vent, suivie de la flotte égyptienne, s’envoie « comme un oiseau affolé » dans la direction du Péloponèse. L’ennemi s’étonne, les amis regardent consternés ; est-ce une fuite ? Personne n’y veut croire. Et Antoine ? Ici se dresse une de ces énigmes psychologiques dont la solution défie l’entendement humain. Écoutons les témoins : Plutarque d’abord, ce grand devineur des secrets de la conscience. « À ce moment, dit-il, Antoine montra qu’il avait absolument perdu possession de lui-même. Le général avait disparu aussi bien que l’homme. On a prétendu que l’âme d’un amoureux habite dans un corps étranger ; Antoine s’élança sur la trace de cette femme comme s’il n’eût fait qu’un avec elle, et comme si de ses mouvemens à elle ses