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ramenaient Cléopâtre vers un passé qui d’un jour à l’autre pouvait cesser d’être un mirage. Rien ne l’empêchait de revenir sur ses pas au bras d’Antoine, et de compléter avec lui l’œuvre de domination souveraine, ébauchée seulement avec Jules César. Elle voulait y rentrer, dans cette Rome, mais pour abattre sa puissance, pour y promener son char de triomphe sur les ruines de cette aristocratie vénale dont son père avait subi les extorsions, et pour transporter ensuite dans sa chère Alexandrie le siège du gouvernement du monde. A défaut de César, elle avait l’épée d’Antoine et son génie ; à elle seule, à Cléopâtre, appartenait désormais le triumvir. Ses conquêtes, sa gloire, ne le regardaient plus ; il ne devait agir et vaincre qu’au profit exclusif de l’idole, et c’était en s’aidant de ces avantages qu’elle comptait, à côté du héros et forte de tous les droits d’une épouse légitime, gravir chaque degré du trône entrevu sur les hauteurs du Capitole : projets superbes, auxquels manqua l’esprit de conséquence et de ferme propos ! Cléopâtre eut bientôt fait de subjuguer Antoine, mais là s’arrêta son action ; elle ne réalisa donc que la moitié de son programme, qui était de régner sans partage sur le triumvir. Une fois en possession du moyen, elle oublia le but. On perdit terre dans les ivresses du moment, et les grandes perspectives disparurent, effacées par les vapeurs de l’éternelle fête. Plus égoïste qu’Antoine et sachant mieux calculer ses intérêts, elle se montra également sans volonté contre le plaisir. Le même démon les possédait l’un et l’autre, ils se ressemblaient trop. « L’homme que la servitude entreprend, dit Homère, perd la moitié de sa virilité. » Antoine lui appartenait corps et âme, en esclave, et Cléopâtre, débordée elle-même par cette folie des sens, paraissait n’avoir plus qu’une ambition : être la maîtresse de son esclave !

Jamais amant ne fut plus magnifique. La reine avait le goût des belles-lettres, il enrichissait le musée d’Alexandrie de 200,000 papyrus enlevés à la bibliothèque des rois de Pergame ; elle aimait les arts, et il dépossédait le sanctuaire de Samos pour lui donner un groupe de Miron. Rome criait au sacrilège, il laissait dire, et, sentant de loin gronder ses colères, leur préparait de bien autres motifs d’explosion. Au retour d’une campagne victorieuse en Arménie, n’eut-il pas l’incroyable idée d’offrir à cette magicienne le spectacle