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char de victoire. Antoine, à son côté, plus affolé que jamais, s’intitulait le premier de ses esclaves, et, costumé à l’orientale, le sabre recourbé des Mèdes à la ceinture, trônait au prétoire et dans les cérémonies en satrape asiatique. Sa gloire était d’abdiquer la toute-puissance aux pieds de cette femme et de n’être que le mari de la reine, le roi-consort, lui triumvir, lui que Rome et les dieux du Capitole avaient investi de leur majesté souveraine ! César, insultant au sentiment public, avait jadis poussé l’audace jusqu’à installer en plein temple de Vénus l’image de cette étrangère maudite, de ce monstre, momtrum illud, comme l’appelle Horace. Le scandale était dépassé. Les soldats romains, confondus avec des Nubiens, des eunuques, portant sur leurs boucliers le chiffre de l’Égyptienne, lui servaient de gardes d’honneur dans les revues qu’elle passait à cheval en compagnie de Marc-Antoine. Ici l’extravagance prend les proportions du mythe. Évidemment cette fameuse perle dévorée en un festin n’est qu’un symbole. Ils eussent à ce train absorbé le monde. Et quelle chose merveilleuse il faut cependant que soit l’amour pour faire que deux êtres si coupables, si chargés de responsabilités terribles, trouvent la postérité moins sévère que miséricordieuse, et vivent à travers les âges, amnistiés, plaints et célébrés dans la cause même de leurs fautes ! « Nul tombeau sur la terre n’enfermera un couple aussi fameux, et la pitié qu’inspire leur histoire égale la gloire de celui qui les a réduits à être plaints. » Quand César-Octave s’exprime ainsi au dénoûment, c’est Shakspeare qui parle par sa bouche au nom de la conscience humaine. A la distance où, grâce à Dieu, nous sommes d’une société qui pouvait supporter de telles aberrations, le spectacle a bien sa grandeur. Jamais, depuis que le monde existe, cet éternel drame de l’amour ne fut représenté d’une façon plus héroïque : ces acteurs, qui dépassent la fable de cent coudées, ont une authenticité chronologique ; aussi belle qu’Hélène, Cléopâtre a toute la mobilité d’esprit, toute l’éducation de la femme moderne, et la puissance de l’homme qui l’adore est, comme son amour, sans mesure. Pour satisfaire les infinis caprices de sa déesse, Antoine n’a pas besoin d’être un demi-dieu ; tel que Pharsale et Philippes l’ont fait, les olympiens sont ses vassaux. Il peut tout ce qu’il veut, tout ce que veut Cléopâtre, et tailler en Asie autant de royaumes nouveaux qu’en demande sa reine est aussi facile à sa munificence que d’étoiler sa tête vipérine d’une escarboucle de cent millions.

Ce fut ainsi qu’il lui donna la Phénicie, Cypre, une partie de la Cilicie et toute une province de Judée renommée pour la culture des essences, rendant la terre des parfums tributaire de sa dame de beauté, et répondant à qui osait se plaindre que savoir conférer était plus encore que savoir prendre l’attribut de Rome et de sa