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furie d’une nature habituée à ne reconnaître au-dessus d’elle ni morale ni dieux. Elle veut d’Antoine non pas seulement sa puissance politique, ses trésors, elle veut aussi son intelligence et son cœur, son génie et sa fortune. Elle a tout épousé, et Shakspeare, avec cette profonde perception psychologique qui fait de lui un guide si parfait dans ces labyrinthes de l’histoire, Shakspeare donnant à deviner, accusant chaque nuance, vous montre une Cléopâtre d’ensemble, vous met devant les yeux la figure dans son plein, sans même indiquer par quels côtés chez elle l’intérêt personnel se mêle à la passion, et dans quelle mesure cet amant et ce héros agissent sur son esprit, ses sens et son cœur, qu’ils occupent et captivent à la fois. C’est dans la fusion, l’assimilation organique de ces divers genres de mobiles que réside l’attrait merveilleux du personnage. À ces petits manèges de boudoirs, à ces artifices de gipsy couronnée, succèdent çà et là de fulgurantes explosions, et la femme passionnée excuse alors, relève, ennoblit presque la courtisane. Comment douter encore de l’amour de cette femme après la scène du messager ? Depuis de longs mois, les deux amans sont séparés. Antoine, rappelé en Italie à la mort de Fulvie, est allé se réconcilier avec Octave, qui, pour sceller la paix du monde et comme un suprême gage de nouvelle amitié, vient de lui donner sa sœur Octavie en mariage. Cléopâtre ignore tout ; on annonce l’arrivée d’un messager apportant des nouvelles de Rome. Ici la transformation est complète ; plus de minauderies, rien que le simple élan du cœur, la vraie nature. Quelle frémissante agitation, quelle angoisse dans cette attente ! Dès les premières paroles, sa curiosité s’élance follement au-devant de la certitude, mais la crainte la force à reculer. Enfin, l’horrible lumière éclate à ses yeux ; elle apprend la trahison d’Antoine, son mariage. Sur qui se vengera-t-elle d’un tel désastre, là, dans le moment même, sinon sur le pauvre diable chargé de l’en instruire ? Il en coûtera cher au malheureux d’être ainsi venu se jeter au travers des rêves de cette imagination. Elle l’accable d’invectives, de menaces, de coups, c’est comme la manifestation plastique de cette nature incontinente et désordonnée à l’excès ; s’il parvient à sauver sa vie, ce colporteur de mauvaises nouvelles aura du bonheur. Elle-même ne fait que tomber d’un paroxysme dans un autre ; puis, au sortir de l’attaque de nerfs obligée, la voilà soudain qui veut qu’on lui décrive les traits, la beauté d’Octavie, les moindres particularités de sa personne, « Quel âge a-t-elle[1] ? quelles sont ses inclinations ? et n’oublie pas surtout la couleur de ses cheveux. »

  1. On a dit ! « Octavie était plus jeune, plus belle. » Plus jeune, nous savons qu’elle ne l’était pas, puisque nous la trouvons en l’année 54 mariée à Marcellus, son premier époux. N’aurait-elle eu que quinze ou seize ans à cette époque, cela reporterait sa naissance à 70 ou 71, et nous la montrerait non point plus jeune, mais au contraire plus âgée que Cléopâtre, née en 69. Plus belle ! qui le prouvera ? Il s’agit bien d’ailleurs d’argumenter sur la jeunesse et la beauté d’Octavie et de Cléopâtre, et de comparer, en prenant pour type l’idéal romain, l’auguste et chaste matrone, la noble femme donnée en mariage à Marc-Antoine par la politique d’Octave, avec cette sirène du Nil, la plus séduisante, la plus rouée, la plus féminine des grandes coquettes de l’ancien monde et du moderne.