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qu’elle s’efforce de ne livrer que ce qu’il lui convient de laisser voir, on sent à travers les mille feintes de son jeu percer toujours une émotion, ce quelque chose du cœur qui parle au cœur. Il y a de la vérité dans son mensonge, comme du mensonge dans sa vérité. Ainsi, lorsqu’en proie au dévorant souvenir d’Antoine et faisant sur elle-même une sorte de mélancolique retour elle dit à Charmion : « Regarde-moi, regarde-moi comme je suis, bronzée par les amoureuses morsures de Phébus, ridée par le temps ; ah ! César au large front, lorsqu’il t’arriva d’aborder sur ce rivage, alors j’étais digne d’un roi ! » qui la prendrait au mot serait malavisé, car la belle dame s’amuse et sait d’avance que ses femmes et son miroir vont lui répondre qu’elle ment.

Ces crises incessamment renouvelées, loin d’user la passion du triumvir, l’attisent au contraire, l’irritent et sont le véritable philtre répandu dans la coupe qu’il boit avec ivresse. Inquiéter, harceler, enfiévrer l’heure présente en ayant soin de tenir hors de page l’immuable sécurité du sentiment où l’avenir commun est enchaîné : double jeu de fieffée coquette et de femme qui aime. Plutarque observe spirituellement qu’avant de tomber aux mains de sa royale maîtresse Antoine avait appris à vivre à l’école de Fulvie, qui lui avait formé, assoupli le caractère de façon à mériter toute la reconnaissance de ses maîtresses. Je doute cependant qu’Antoine eût jamais supporté de sa turbulente moitié tout ce qu’il supporta de Cléopâtre. Il n’y a que les amours criminelles pour se payer de semblable monnaie et tourner à délices et ravissemens ce qui empoisonnerait même la lune de miel d’une existence légitime. Gentillesses féroces à plaisir réitérées, coups de griffe sanglans auxquels un sourire agréable doit répondre ! Cette Fulvie sacrifiée, et dont le dévoûment incommode parfois, mais sans bornes, n’a pu sortir de sa mémoire, il lui faut l’entendre narguer à tout propos. « Que dit la femme mariée ? Elle est peut-être en colère. Plût au ciel qu’elle ne vous eût jamais donné la permission de venir ! Qu’elle ne dise pas que c’est moi qui vous retiens ici : je n’ai pas de pouvoir sur vous ; vous êtes à elle ! » Et quand le malheureux, apprenant que Fulvie est morte, cède au premier accablement de sa douleur, de son remords, quelle suite, quel croisement de reproches déraisonnables[1] ! Ce mari pleurant sa femme n’est qu’un traître envers sa maîtresse, et, s’il ne la pleure pas, on lui jettera au visage ce compliment : « maintenant je vois, je vois par la mort de Fulvie, comment la mienne sera reçue ! »

Cléopâtre tient à la possession de son amant avec l’indomptable

  1. Les larmes données par Antoine à Fulvie n’apparaissent que dans Appien et ne sont point dans Plutarque. Encore une divination de Shakspeare qui, on le sait, n’a connu que Plutarque.