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sûres de dominer quand même par leur prétendue faiblesse, et trouvant en dehors de beaucoup d’autres sensations plus secrètes un certain raffinement d’orgueil dans la force apparente de l’homme qu’elles ont choisi. Ajoutez à cela l’héroïsme du triumvir, ses succès parmi les femmes romaines, ses mille aventures de par le monde, et jusqu’à ses fantasques transformations par le costume, qui tantôt vous le montraient vêtu à l’athénienne et tantôt à l’asiatique.

Ces premières rencontres à Tarse font songer au tableau de Virgile. On revoit Enée et Didon avec Éros entre les deux, qui sous les traits non plus d’Ascagne cette fois, mais du jeune Césarion, dérobe au doigt de Cléopâtre l’ancien anneau du divin Jules, pour y substituer l’anneau brûlant d’Antoine. La liaison commença-t-elle à Tarse ? On en peut douter. Cléopâtre, qui dès la première entrevue s’était donnée à César, connaissait mieux le prix de ses faveurs ; l’enfant avait grandi, c’était aujourd’hui une reine de vingt-six ans, et, bien que ses débuts dix ans plus tôt ne fussent point d’une ingénue, les événemens, le séjour à Rome, l’usage du trône, lui avaient enseigné certaines bienséances pratiques. Ses mœurs n’en étaient pas beaucoup meilleures, seulement elle avait rayé de son programme, du moins avec les puissans de ce monde, ces avant-propos qui ne mènent à rien. Son ambition, son orgueil, lui suggéraient que, jusque dans les désordres d’une grande reine, la politique doit avoir sa part d’intérêt, et l’occasion se subordonner à la volonté. Tout porte à croire qu’il n’y eut alors que des préliminaires de posés, et que Cléopâtre ne devint la maîtresse d’Antoine que l’hiver suivant dans Alexandrie, où l’on se donna rendez-vous en se quittant.

L’antiquité a beau parler de sortilèges, de philtres, de démons ; il n’y eut dans cette romanesque aventure d’autre démon que le tempérament d’Antoine, d’autre philtre que son amour, le plus dévorant, le plus profond, le plus implacable dont l’ancien monde nous ait transmis la chronique. Alexandrie paya la dette de Tarse, et avec quel luxe et quel art ! Antoine n’avait encore connu que le plaisir, on l’initiait aux mystères de volupté. De ce concert de toutes les ivresses réunies dans la maestra souveraine dirigeait les modulations, quelques sons à peine articulés ont tout au plus traversé les âges, et c’en est assez pour que l’imagination s’enflamme. Comment décrire tout ce que notre romantisme moderne emprunte là de ces tableaux où les sens et, esprit font échange de délices ? Qu’est-ce que Renaud, Armide ? Promenez-vous avec Arioste et Gluck dans leurs jardins enchantés ; leurs fontaines jaillissantes, les échos vous jetteront les noms d’Antoine et de Cléopâtre, les arbres vous montreront les chiffres entrelacés des deux amans, et vous songerez moins à la magicienne du poème qu’à celle de l’histoire,