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aisément un descendant d’Hercule, et sa constitution, que ni les fatigues de la guerre ni les épreuves du plaisir n’avaient entamée, prouvait aux yeux de tous que depuis le grand ancêtre la race n’avait pas dégénéré. Comme chef militaire et aussi comme grand seigneur, la nature l’avait pourvu de ses plus rares avantages, de ses dons les plus aimables et les plus séduisans ; mais elle lui avait refusé deux choses : un bon jugement et cet art de se gouverner soi-même par lesquels seulement tous ces biens portent leurs profits. Magnum virum ingenii nobilis, ainsi l’appelle Sénèque, qui d’ailleurs lui reproche son ivrognerie et son libertinage. Faible parfois, méchant jamais, le premier au combat, au danger, patient, solide, imperturbable, en campagne un modèle de soumission à la discipline, le camarade du légionnaire et son idole, de tous les généraux formés à l’école de César, il n’y en avait pas de plus populaire. Il fallait le voir enlever sa cavalerie et se précipiter à la tête de quatre cents hommes sur un carré d’ennemis, qu’il enfonçait et taillait en pièces : c’était un Murat.

Cicéron, dans ses pages de haine, nous le peint comme un composé de tous les vices et de tous les crimes de la terre. Rien n’est plus faux que ce portrait, si peu en rapport d’ailleurs avec les autres témoignages : pourtant ce sont aussi des ennemis d’Antoine qui parlent ; mais de cette histoire, écrite par des flatteurs d’Octave, la figure d’un héros se dégage. Son simple commerce avec Jules César vous montre une âme capable des plus généreux mouvemens. Quelle excellente note, et pour le caractère d’un homme, et pour sa valeur intellectuelle, que cette subordination constante et sans envie à la grandeur ! Tant que vivra César, Antoine estimera que sa place est au second rang ; pour que l’idée lui vienne de jouer le premier rôle, il faut que l’autre ne soit plus là.

Ce qui manquait à cette nature, c’était la volonté. Deux pôles irrésistiblement l’attiraient : le pôle ambition et le pôle volupté, qui, somme toute, fut le plus fort et l’entraîna dans le gouffre. Jouir était l’unique but ; le reste, influence, autorité, renom, ne comptait que pour moyen, tant il est vrai que les abstinences, les privations, ne retrempent que les natures foncièrement morales, en ce sens qu’elles imposent à l’être physique des habitudes de soumission, et font prévaloir le principe supérieur ; mais ceci n’est que l’exception. Chez la plupart des hommes et des demi-dieux, la nature reprend ses droits dès qu’elle en trouve l’occasion, et rebondit alors avec d’autant plus d’entraînement et de frénésie qu’elle a été plus violemment et plus longtemps comprimée et mise à l’épreuve. Les âpres souvenirs de la faim dont on fut consumé aiguisent les appétits présens, et ces servitudes de la vie, rudement supportées, endurcissent moins le tempérament qu’elles ne le