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galvanisme un progrès comparable à ceux qui ont illustré les noms de Volta et de Franklin, » elle écrit à son mari : « Que penses-tu de ce que dit Bonaparte pour le galvanisme ? » Ainsi elle lui jette dans le cerveau le germe qui fructifiera et dont vingt ans plus tard sortiront les lois de l’électro-dynamisme. Si elle eût vécu, elle eût sauvé son mari de la psychologie, de l’idéologie, de la métaphysique, du mysticisme, qui ont trop souvent dévoré son temps et sa pensée. Elle eût ramassé en un seul lit et selon un courant unique son génie, trop souvent épars. Pauvre Julie, qui rêvait la vie large et brillante ! Le destin, qui se rit de nous, l’a enlevée au moment où son rêve allait se réaliser. Un an après sa mort, Ampère avait enfin fixé l’attention du monde savant ; Lacuée, sur la recommandation de Delambre, l’appelait à l’École polytechnique. Avec une femme telle que Julie, qui se serait sentie de nouveau ardente aux ambitions légitimes, tous les horizons de gloire et de fortune étaient ouverts devant lui. Et Julie n’était plus !

Convenons cependant, pour conclure la triste élégie des amours d’André et de Julie, qu’avant d’être aussi cruellement traités par la Providence l’un et l’autre en avaient reçu une faveur bien rare. Je ne voudrais décourager personne ; mais peu de femmes sont destinées à obtenir du sort aussi bien que Julie. Tel qu’on se représente André Ampère a vingt-trois ans, cette abondance et ce feu de génie, cette grâce sauvage, un cœur d’une richesse intacte et d’une limpidité que le monde n’a pas encore ternie, c’est un héros, digne sujet des vœux d’une fille bien née, comme on n’en trouve guère, même dans les romans où l’imagination arrange tout à notre guise. Et il n’arrive pas non plus tous les jours qu’un jeune homme, gauche et d’écorce brute, qui ne semble pas pouvoir viser plus haut qu’à être régent de la classe de mathématiques à Bourg, touche le cœur d’une Julie restée insensible à de plus brillantes amours. Je ne sais si je suis en cette matière trop délicat. Il me semble qu’il ne vaut guère mieux charmer une femme par la beauté du visage, par la réputation de l’esprit ou par de grandes actions que de l’éblouir par l’éclat du rang et de la fortune ; car, en tous ces cas, c’est toujours sa vanité qui est séduite. Celui-là seul est vraiment aimé pour lui-même qui, pauvre, inconnu, timide, doutant de soi, consumé et, pour ainsi dire, flétri par le sentiment d’une vertu qu’il n’aura jamais occasion de déployer, rencontre cependant une femme d’assez grand cœur pour deviner tout ce qu’il aurait pu être avec un sort moins jaloux, et pour s’en contenter. André Ampère a rencontré cette femme. S’il n’a pas joui longtemps de son bonheur, il en a joui pleinement. Quelque prompte et quelque affreuse qu’ait été la catastrophe qui a emporté toute sa joie, beaucoup, qui peut-être le valent, considérant sa vie et la leur, penseront qu’il est encore plus à envier qu’à plaindre.


J. -J. Weiss.