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politiques, les écrivains à la mode et les chefs d’armée. Tous, tant qu’ils sont, ne parlent qu’avec des attitudes théâtrales. Les ordres du jour trop admirés du général Bonaparte sont à ce point de vue d’une école aussi détestable que les discours de Saint-Just, de Robespierre ou d’Isnard, et voici que par-dessus tout cela Chateaubriand arrive, initiateur d’une génération qui se drapera de génie et de mélancolie. Au contraire, chez Julie, Élise et leurs amis, le naturel est absolu. Ce qu’ils disent et ce qu’ils font, ils le font et le disent uniment. De Rousseau, qui a gâté tous ceux qui sont les conducteurs du siècle, ils n’ont pris que le sentiment de la nature et l’élan original de passion sans la sensiblerie et la cuistrerie pompeuse. Faut-il croire qu’ils forment une exception dans leur temps et dans leur pays ? Non, car vers ce temps-là, à l’autre extrémité de la France, à l’autre extrémité de la hiérarchie sociale, et aussi à l’autre extrémité des doctrines politiques qui dominent chez nos amis de Lyon, la marquise de Lescure écrivait le récit de la guerre de Vendée de la même plume ingénue que le père d’André, au moment de monter à l’échafaud, avait écrit son admirable testament[1] ; elle parlait et sentait avec la même absence de prétention que parlaient André, Élise et Julie. Il y avait évidemment deux Frances : au sommet, une France factice, surexcitée et exaltée, qui ne vivait que de pathos politique et qui jouait bruyamment la tragédie ; au-dessous et engloutie sous celle-là, la bonne et saine France d’autrefois, satisfaite d’avoir détruit beaucoup de préjugés et beaucoup d’abus, mais gardant ses vieilles mœurs et son vieil esprit, qui étaient excellens. C’est encore un peu ainsi aujourd’hui. Derrière la France qui se montre et s’étale et remplit le monde de son tumulte, il existe une France qui se cache et vaut mieux que l’autre, et c’est la vraie France.

Je reviens à l’histoire de Julie et d’André. Leur bonheur fut de courte durée. A peine lui avait-elle donné le fils en qui devait une seconde fois se signaler le nom d’Ampère, qu’elle tombe malade, pour ne plus se relever. Tandis que déjà elle languit, il est obligé de s’arracher d’avec elle, afin de pourvoir aux nécessités de l’existence. Il ne vivait à Lyon que de leçons particulières, mal rétribuées : un modeste emploi vient à vaquer à l’école centrale de Bourg ; il l’accepte, parce que ce sera peut-être le plus court chemin pour revenir s’établir à Lyon d’une façon définitive, lorsque le premier consul organisera les lycées. C’est ici que l’idylle de Polémieux tourne au drame. Sainte-Beuve a traité avec soin le séjour d’Ampère à Bourg, l’histoire de ses premiers travaux et de ses découvertes, ses premiers rapports avec Monge, Lalande et Laplace ; mais, occupé d’Ampère seul, de l’homme qui est destiné à devenir illustre, je ne sais s’il a fait ressortir tout le charme mélancolique que

  1. Déjà cité par Sainte-Beuve.