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en être écrasés. Comme on voit en physique certaines forces se changer en d’autres forces à la fois différentes et équivalentes, le mouvement par exemple devenir chaleur et la chaleur mouvement, ainsi le génie, en ces premiers momens où il est ignoré du grand public, et où lui-même ne s’est pas encore absorbé dans l’égoïsme de sa vocation propre, subit mille transformations instantanées et charmantes. C’est une fécondité de nature et d’invention qui s’applique à tout et s’épanche à propos de tout, sur le moindre objet comme sur le plus haut ; c’est une manière supérieure de goûter et de faire goûter la vie, de recevoir et de rendre le bonheur, d’être bon et gai et sain, d’espérer et d’aimer. Oh ! combien ces heures d’avant la gloire sont délicieuses ! Quel Rousseau a jamais valu le Rousseau inconnu que Mme de Warrens voit se présenter un jour devant elle sur le seuil des Charmettes ? Quel Goethe le Goethe de Wetzlar et d’Ensisheim ? Et le grand mathématicien Ampère, à l’époque culminante de sa vie, au moment où il vient de découvrir les lois de l’électro-dynamisme, combien diffère-t-il déjà, et non à son avantage, de ce qu’on le voit en sa correspondance, lorsqu’à Bourg, régent de collège, réduit à calculer le prix d’un gilet, il tranchait des problèmes ardus dont la solution avait été vainement cherchée avant lui, sans autre objet que d’obtenir dans la pénible carrière de professeur un mince avancement qui le rapprocherait d’une épouse adorée ?

Il faut commencer par observer que tout n’est pas absolument inédit dans le livre publié aujourd’hui par Mme H. C… Sainte-Beuve avait déjà connu par Jean-Jacques Ampère, le fils d’André, les papiers et manuscrits de son père. Il les a lus, comme il savait lire, et il en a extrait, il y a bien longtemps, la plus pure substance pour les lecteurs de cette Revue[1]. On n’a qu’à se reporter à l’article Ampère dans le premier volume des Portraits littéraires ; on y trouvera racontée toute l’idylle de Polémieux, on y trouvera cités in extenso et mis en leur lumière tous les passages expressifs du journal d’amour et des lettres d’André Ampère, avec cette justesse du sentiment critique et du sentiment poétique qui partout où Sainte-Beuve a passé ne laisse plus qu’à glaner. Heureusement Sainte-Beuve ne s’est attaché qu’au personnage principal. Il l’a pris d’ailleurs dans l’ensemble de sa vie, qu’il a cherché à éclairer de cette aurore de jeunesse. Mme H. C… ne dépasse pas l’aurore. Elle n’en fait pas un épisode ; elle en fait son sujet tout entier. Elle ressuscite et remet en scène toute la petite société au sein de laquelle André Ampère a vécu, entre vingt-deux et vingt-sept ans. Ce n’est plus seulement les lettres d’un homme célèbre qu’on nous place sous les yeux ; c’est la correspondance de deux ou trois femmes ignorées, acteurs et témoins

  1. Voyez la Revue du 15 février 1837.