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l’avaient indignement dépouillé. C’est là que, pour la première fois, nous sentons éclater l’indomptable énergie de cette âme dont nous n’avions pu que deviner jusqu’ici, à de légers indices, les secrets mouvemens. Les motifs de craindre étaient plus nombreux que ceux d’espérer. Jeune, pauvre, sans amis, comment arriverait-il à triompher de trois hommes déjà rompus à l’intrigue, bien posés dans la ville, devenus riches à ses dépens, enfin si bien liés l’un à l’autre par la complicité d’un même crime, qu’ils mettraient pour l’accabler toutes leurs ressources en commun et ne reculeraient devant aucun nouveau mensonge, aucune nouvelle perfidie ? Il ne se fait point d’illusions sur la difficulté de l’entreprise où il s’engagea, mais il a confiance dans son droit, confiance dans la justice de son pays, confiance en une force mystérieuse qu’il sent au fond de lui-même,

……… Et qui lui met au cœur
Ce je ne sais quel dieu qui veut qu’on soit vainqueur.

Il se hâte donc, pour se garder la liberté d’agir, de protester par-devant témoins contre le compte de tutelle qui lui avait été remis, et il commence, sans perdre un moment, à se préparer pour la lutte judiciaire dont lui-même choisira le jour et l’heure.

Nous suivrons Démosthène dans les détours de cette longue et complexe affaire, dans les démêlés que lui suscitera la malice de ses ennemis, presque aussi persévérante et aussi obstinée que son juste ressentiment ; nous le suivrons devant le tribunal auquel il est forcé sans cesse de revenir demander de nouveaux arrêts pour contraindre ses adversaires à laisser exécuter les jugemens antérieurs. Ce que nous entrevoyons dès maintenant, c’est l’importance du service que, sans le vouloir, ces trois coquins rendirent à Démosthène et à la cité. Plus heureux, plus riche, trouvant à son entrée dans la vie des circonstances plus propices et des visages plus bienveillans, Démosthène ne se fût pas ainsi concentré et replié sur lui-même, il n’aurait pas obtenu de son intelligence et de ses organes les mêmes efforts ; son génie aurait avorté ou n’aurait pas atteint le même degré de puissance. Le procès contre ses tuteurs a été la grande passion de sa jeunesse, comme la lutte contre la Macédoine a été celle de son âge mûr et de sa vieillesse. Ce fut cette épreuve qui lui apprit à s’absorber longtemps dans une seule pensée, à tendre vers un seul but tous les ressorts de son esprit et de sa volonté, ce fut elle qui le révéla à lui-même, sinon encore à ses contemporains.


GEORGE PERROT.