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on cause de ce qu’on fera, si l’on est victorieux. Gentz « avait jeté ses idées sur le papier. » Il a tout un plan tout prêt, et un plan d’ensemble. On reformera l’Allemagne, on la partagera en deux grandes confédérations sous la tutelle des deux grandes puissances, on étendra la frontière de l’Italie jusqu’au Mincio « comme condition indispensable de l’indépendance réelle de l’Allemagne et d’un arrangement solide de ses affaires. » — « Vous parlez comme si vous aviez lu dans mes pensées, et j’ajouterais presque dans mes papiers, » dit Haugwitz.

La journée du 6 est employée à discuter avec le conseiller privé Lombard la rédaction du manifeste à lancer à l’Europe. C’était une pièce de la plus haute importance : il s’agissait de justifier la conduite de la Prusse ; Lombard et Gentz en décident la forme presque sans contrôle. « J’avoue, dit Gentz, que plus d’une fois pendant cette séance je m’étais livré à des réflexions sérieuses sur la manière singulièrement leste dont se traitaient les affaires dans ce cabinet que l’Europe était accoutumée à croire si prudent, si artificieux et si profond. » Le lendemain, il rapporte sa traduction au conseiller privé, et celui-ci s’épanche comme Haugwitz l’avait fait quelques jours auparavant. Comme Haugwitz, on l’a accusé d’être vendu. Il voyait clair, mais il ne pouvait rien faire. « Vous vous étonnez, dit-il, de ce qu’avec tant de motifs puissans je n’aie pas insisté pour un changement de politique. Connaissez-vous le roi ? Ma justification tout entière est dans cette question. J’aurais bien voulu vous voir à ma place. Qu’auriez-vous fait pour engager à la guerre un souverain qui en déteste l’idée, et qui, pour comble de malheur, ne se croit pas la capacité de la faire ? Voilà le grand secret de toutes nos irrésolutions et de tous nos embarras… Depuis longtemps, il a vu, comme les autres, que l’état actuel des choses ne pouvait pas durer, que, bon gré, mal gré, il serait obligé de tirer l’épée ; mais il a toujours capitulé avec lui-même, il s’est toujours flatté que quelque catastrophe, étrangère à ses résolutions, viendrait résoudre le problème… L’armée est belle et brave, ajouta-t-il, mais où est l’âme puissante qui en dirige les mouvemens ? Vous ne croyez plus, j’espère, au duc de Brunswick, et quelle idée pouvez-vous avoir de ses plans ? »

Ce vieillard indécis et entêté à la fois, jaloux de son autorité et dépourvu de résolution, dont les incertitudes et l’incapacité avaient déjà commencé de perdre l’armée prussienne, Gentz le vit le lendemain. « J’ai trouvé Brunswick, dit-il, tel que les autres l’avaient caractérisé et absolument au-dessous de sa tâche. Il y avait dans toute sa manière d’être, dans sa contenance, dans ses regards, dans ses gestes, dans son langage quelque chose de louche, de mal