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pas ici, comme pour Périclès, sinon des mémoires et des lettres, tout au moins les indiscrétions, les folles médisances, les exagérations burlesques de l’ancienne comédie. Sans doute l’histoire a eu souvent le tort de prendre trop au sérieux les gaîtés de Cratinus, d’Eupolis et d’Aristophane ; il n’en est pas moins vrai qu’elles nous renvoient le bruit des prétendus scandales que reprochaient à Périclès ses jaloux et ses ennemis. Tout n’est pas fiction et mensonge dans ce que l’on contait des mœurs et des goûts du grand homme, de ces affections, de ces joies du cœur et de l’esprit auxquelles il demandait le repos et des forces nouvelles pour recommencer la lutte politique. Les imputations même les plus calomnieuses et les bouffonneries les plus grotesques nous aident à retrouver tout un côté de cette noble vie, à suivre Périclès chez Anaxagore, qui le délivrait des préjugés vulgaires et lui donnait l’idée de l’ordre éternel établi par l’intelligence suprême, dans l’atelier et sur les chantiers de Phidias, où il avait la primeur de tant de belles œuvres, enfin jusque dans la chambre d’Aspasie, auprès de qui s’attendrissait ce fier génie et se détendait ce visage de statue[1].

Pour ce qui est de Démosthène, ses affections, ses faiblesses, tout est resté dans l’ombre. Ses amitiés, nous n’en savons rien. Les femmes ne tiennent aucune place dans sa vie ; tout au plus est-il question de quelques courtisanes auprès desquelles il aurait cherché une heure de plaisir et d’oubli. Rien ne nous dit qu’il ait aimé les arts, la poésie, la philosophie, qu’il ait jamais appelé à son secours ces consolatrices auxquelles Cicéron a dû, avec une partie de sa gloire, l’adoucissement de ses plus poignantes douleurs. Il semble qu’il n’y ait pas eu, dans cette vie et dans ce cœur, place pour autre chose que pour l’amour de la patrie. On a peine à comprendre cet envahissement de tout l’homme par la passion du citoyen, cette absorption dans la vie politique. Chez nous, la famille, le monde et les lettres dédommagent souvent l’homme public de ses mécomptes et de ses déceptions ; il y a là un doux et cher refuge, un port assuré. Les hommes d’état de l’antiquité, ceux dont Démosthène offre le type le plus original et le plus élevé, n’avaient point d’ordinaire ce recours et cet abri. Leur but avait-il échappé à leur étreinte, leur édifice avait-il croulé, ils mouraient en lançant un dernier défi au vainqueur et à l’injuste fortune.

L’histoire de Démosthène ne sera donc guère que l’histoire de sa vie publique ; mais cette vie appartient à la période la plus

  1. C’est ce qu’a récemment essayé de faire, dans l’étude qu’il a intitulée Aspasis de Milet, M. Becq de Fouquières, déjà connu des gens de goût pour l’édition critique et savante qu’il a donnée des poésies d’André Chénier. Il y a dans ce petit livre des pages remarquables ; mais l’auteur nous parait parfois dépasser le but, exagérer le rôle d’Aspasie, la pureté de sa vie et la portée de son esprit.