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fixée de main de maître. Sous voyons se dérouler devant nous à la fois sur la scène, dans les coulisses, le terrible drame qui allait se dénouer par le foudroyant coup de théâtre d’Iéna.

Gentz s’était d’abord demandé, en voyant ce brusque revirement de la Prusse, si elle était sincère, et s’il ne s’agissait pas entre elle et Napoléon d’une nouvelle partie double. Il paraît que « des raisons péremptoires » mirent fin à ses doutes. Il se demanda si la Prusse était sage, si le « moment choisi « pour cette levée de boucliers inattendue » était convenable ou propice. La Prusse était en guerre avec l’Angleterre et avec la Suède ; elle dévait prévoir que « l’Autriche, dont elle n’avait rien à se promettre sous le rapport d’une réciprocité de services, ne s’exposerait pas à de nouveaux dangers pour partager les premiers coups d’une guerre qui semblait comme tombée des nues[1]. » La Russie était trop loin pour arriver à temps ; du reste, on ne l’avait point appelée assez tôt ; on entrait donc en campagne « sans aucun allié… La Prusse se précipitait toute seule dans une arène où tant d’autres avaient succombé. » Quant aux moyens militaires dont elle disposait, Gentz partageait l’opinion favorable d’une quantité de juges compétens qui lui avaient inspiré beaucoup de confiance. « En jugeant les dispositions de l’armée d’après celles que je voyais en eux, je devais les croire excellentes. Pour ce qui était du plan de campagne et de la direction centrale des opérations, ils en étaient trop éloignés eux-mêmes pour me communiquer des notions bien correctes. »

Tel était l’état d’esprit dans lequel Gentz arrivait le 3 octobre au quartier-général de Naumbourg. Il y trouve le roi avec toute sa suite militaire ; la reine accompagnée de sa grande-maîtresse et de deux dames d’honneur, une quantité de princes, de généraux, d’officiers de tout grade et de personnages diplomatiques y étaient réunis. Tout ce monde part le lendemain pour Erfurt ; c’est un spectacle superbe : la berline du roi et de la reine suit la route au milieu des régimens, des voitures, des batteries qui cheminent, s’enchevêtrent et s’entravent. Gentz cependant ne peut se défendre d’un

  1. La situation était la même avec Napoléon III en 1870. Voici ce que dit à ce sujet un auteur, très bien informé auquel nous aurons souvent secours pour ces rapprochemens. « En supposant que l’on comptât assez sur les promesses de l’Autriche pour l’entraîner avec soi, contre son gré, dans un moment inopportun, il n’en était pas moins vrai que son concours effectif ne pourrait nous être donné qu’à la fin d’août, au plus tôt… En proclamant immédiatement son alliance, l’Autriche courait un réel danger ; la Prusse pouvait… porter sur elle les premiers coups sans qu’elle fût en état de résister,… sans qu’il y eût possibilité de l’appuyer. Cette perspective, dont nos hommes d’état ne s’étaient sans doute pas rendu compte, effraya à bon droit ceux qui dirigeaient les affaires de la monarchie austro-hongroise. » — Metz, par un officier supérieur de l’armée du Rhin. Paris, 1871.