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de la Prusse, flatter ses irrésolutions, entraîner cette pensée flottante par l’attrait décevant d’un butin à partager, — engager un prince incertain et chancelant, un gouvernement sans consistance, par des promesses vagues et des engagemens ambigus, — promettre ce qu’on ne tiendra pas, donner ce qu’on ne possède point ; discréditer l’adversaire devant son peuple et devant ses voisins, l’isoler en Europe, lui faire le renom d’un allié sans conscience, l’amener peu à peu à cet état critique où tout parti est une faute et la résolution impossible, où l’énergie même devient folle, où l’on ne s’éveille que pour courir aux abîmes ; cela fait, retirer une à une concessions et promesses, entasser les exigences, élever la parole jusqu’au ton de l’outrage, puis, le moment psychologique venu, donner le choix entre une paix qui est l’abdication et une guerre qui est la ruine, voilà ce que fît Napoléon pour la Prusse en 1806, la leçon qu’il laissa aux conquérans futurs, et dont la Prusse sut profiter lorsque, instruite par son passé, elle se retrouva forte, puissante et victorieuse, devant une France oublieuse de son histoire, énervée et incertaine, passionnée, frivole et sans armes, entre les mains débiles du troisième Napoléon[1].


III

Un Autrichien nous disait en 1870 : Comment voulez-vous que nous arrivions ensemble à quelque chose ? vous allez toujours trop vite, nous allons toujours trop lentement ! Ce fut le cas avec la Prusse en 1806. Elle ne s’enquit de ce qu’on pensait à Vienne qu’une fois la guerre engagée. Le comte de Haugwitz manda au quartier-général le fameux pamphlétaire Frédéric de Gentz. Silésien d’origine, Gentz s’était mis au service de Metternich, qui lui donna le rang de conseiller aulique. La France de la révolution n’avait pas d’ennemi plus acharné ; partout où il y avait un manifeste à écrire, une polémique à engager, Gentz apportait son esprit incisif, sa dialectique pénétrante, les ressources inépuisables d’une nature à la fois subtile et passionnée. Il ne manqua point à l’appel, et il partit de Dresde le 2 octobre pour rejoindre la chancellerie prussienne. Il a écrit jour par jour pendant ces deux semaines mémorables le journal de ses impressions. C’est une peinture saisie sur le vif et

  1. « A partir de ce jour fatal où prévalut dans les conseils de la couronne cette mémorable abstention de 1860, qui fut le fondement de la grande Prusse, on n’avait eu à constater qu’une longue série de vaines promesses, d’engagemens violés, de confidences perfides, de propositions trompeuses, dont la Prusse et son ministre saturaient l’empereur depuis 1866. » — Gramont, p. 142 et 147.