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peut-être un jour, si l’orgueil du poète de l’avenir le permet, cette muse révolutionnaire qui l’a trop longtemps inspiré. À la suite d’une comparaison entre la nuit et la mort, il s’écrie :


« Je trouvais le jour plus beau que tout le reste, jusqu’à ce que j’eusse contemplé les beautés de ce qui n’est pas le jour.

« Je croyais que notre globe terrestre était assez, jusqu’à ce que se fussent élevées sans bruit autour de lui des myriades d’autres globes…

« Je vois maintenant que la vie ne peut tout me montrer, de même que le jour ne le peut, je vois que je dois attendre ce que me montrera la mort ! »


Restons sur ces vers de bon augure. Sans admettre que le prétendu Christophe Colomb de l’art américain ait découvert des régions jusqu’ici inexplorées, on ne peut nier qu’il possède à un haut degré la passion, la verve patriotique et un salutaire mépris de la banalité ; mais que lui et ses imitateurs (puisqu’il doit être, hélas ! le père d’une longue génération de poètes) cessent de croire que la grossièreté soit de la force, la bizarrerie de l’originalité, la licence une noble hardiesse. Qu’ils ne confondent pas l’obscurité du langage avec la profondeur, le cynisme avec la franchise, le vacarme avec la musique ; — qu’ils ne fassent pas appel à la haine, à l’envie, aux plus mauvais sentimens de l’âme sous prétexte de la réveiller ; — qu’ils se dégagent des inspirations factices qui feraient croire en les lisant à un mangeur de haschich ou à un de ces buveurs de whisky mêlé de poudre, comme il en existe, assure-t-on, dans quelques coins sauvages de leur patrie ; — qu’ils respectent la pudeur des femmes, puisqu’ils les placent, disent-ils, plus haut qu’elles n’ont jamais été ; — qu’ils prennent une attitude plus digne que celle de boxeur, qu’ils permettent au monde de les juger, au lieu de se juger eux-mêmes avec une si altière confiance en leur mérite et leurs destinées futures, avec un enivrement si comique de leur propre personnalité. — Camarade ! crie Walt Whitman en terminant, après des prophéties qui prouvent qu’il croit écrire un nouvel évangile, camarade, ceci n’est pas un livre… Quiconque le touche touche un homme !

La virilité est une belle chose, mais l’idéal est une plus belle chose encore ; s’il ne peut s’associer à la démocratie, la démocratie restera au point de vue de l’art un arbre stérile, et nous serons forcés, nous autres Français qui tenons compte du goût, de considérer jusqu’à nouvel ordre Longfellow, malgré les liens qui le rattachent à cette vieille maudite littérature féodale, comme le premier des poètes américains, n’en déplaise à M. Walt Whitman.


TH. BENTZON.