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branches du verger, et les grappes aux treilles. — Sentez-vous le parfum du raisin dans les vignes ? — Sentez-vous l’odeur du blé noir où les abeilles bourdonnaient tout à l’heure ?

« Au-dessus de tout cela, le ciel si calme, si transparent après la pluie, avec ses nuages étranges. — Au-dessous, tout est beau, calme et vivant aussi, — la ferme prospère. — Dans les champs, les récoltes sont à souhait ; — mais maintenant des champs revenez, père, accourez à l’appel de votre fille, et venez sur la porte, mère, devant la maison, bien vite !

« Aussi vite qu’elle peut, elle accourt, saisie d’un pressentiment sinistre, les jambes tremblantes, — elle ne s’est pas arrêtée pour lisser ses cheveux blancs ni pour ajuster son bonnet. — Ouvrez vite l’enveloppe. Ô ! ce n’est pas l’écriture de notre fils ; pourtant son nom est signé. — Ô ! une main étrangère écrit pour notre cher fils. — L’âme de la mère est frappée. — Tout flotte autour d’elle, de tous côtés jaillissent de noirs éclairs, — elle ne retient que les mots essentiels, des lambeaux de phrases brisées, — coup de feu, blessure à la poitrine, escarmouche de cavalerie, porté à l’hôpital, — faible à présent, mais sera bientôt mieux.

« Pour moi, il n’y a plus qu’une seule figure — dans tout le riche et populeux Ohio, avec ses cités et ses fermes, — cette figure pâle et fléchissante, qui s’appuie, la tête vague, au jambage de la porte.

« Ne pleurez pas ainsi, mère, dit l’aînée des filles à travers ses sanglots. Les petites sœurs se pressent autour d’elle, muettes et consternées :

« Voyez, chère mère, la lettre dit que notre Pierre sera bientôt mieux.

« Hélas ! pauvre garçon, il ne sera jamais mieux, — ou plutôt son âme simple et brave ne souhaite sans doute rien de mieux que ce qu’elle a.

« Tandis qu’ils se tiennent à la porte, il est mort déjà, — le fils unique est mort. — Mais la mère, elle, aspire à être mieux ; — amaigrie, enveloppée de noir, elle reste passive le jour devant les mets qu’elle ne touche pas ; la nuit, elle dort par saccades, le plus souvent elle veille. — À minuit, elle tressaille, elle pleure, elle désire d’un profond désir pouvoir s’échapper furtivement, silencieusement de la vie, — pour suivre, pour chercher, pour revoir son fils mort. »


Il est remarquable que, lorsque Whitman choisit bien ses sujets, la forme est toujours plus correcte, ce qui prouve que la noblesse de l’expression est inséparable de celle de la pensée. Le poème tant vanté de Walt Whitman nous ramène en pleine brutalité, en plein égoïsme, en plein paradoxe. Nous y avons cependant recueilli une belle pensée qui nous fait espérer que le spiritualisme purifiera