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« Ils vivent en d’autres jeunes gens, ô rois ! Ils vivent dans leurs frères prêts à vous défier, — ils ont été purifiés par la mort, ils ont été enseignés, exaltés. — Pas une des tombes où gisent les victimes de la liberté ne manque de produire des graines, qui à leur tour en produiront d’autres, — que le vent emporte et ressème, que les pluies et les neiges nourrissent. — Il n’est point un esprit délivré de son corps par le glaive des tyrans — qui ne marche invisible sur la terre, murmurant tout bas des conseils et des recommandations.

« Liberté, que d’autres désespèrent de toi, je ne désespérerai jamais ! — La maison est-elle close ? le maître parti ? — N’importe, tiens-toi prête ! ne te lasse pas de veiller. — Il reviendra bientôt ; … ses messagers approchent… »


Ce chant, quelque violent qu’il paraisse, est encore modéré, si nous le comparons à celui que Whitman adresse au révolté vaincu, homme ou femme, et qui se termine ainsi :


« Courage donc, révolté ! courage, révoltée ! — Jusqu’à ce que tout cesse, tu ne dois pas t’arrêter…… Ne trouvions-nous pas que la victoire était belle ? — Elle l’est en effet, — mais quand la destinée le veut, la défaite peut être belle aussi, et aussi la mort !… »


On ne peut nier qu’il y ait là une certaine grandeur et beaucoup de passion. Walt Whitman nous fait l’effet du sinistre oiseau de mer, auquel lui-même s’est comparé, ses grandes ailes sombres ouvertes sur l’océan qui le sépare de l’ancien monde, et jetant au milieu des tempêtes les cris de haine rauques et stridens dont par malheur l’écho a retenti chez nous.

Si l’on doit juger sévèrement le poète, il faut pourtant rendre justice à l’homme. Il est malgré ses bizarreries estimé, aimé de tous ceux qui le connaissent. M. Conway, qui lui rendit visite peu après la publication de son livre, a raconté cette entrevue de manière à nous faire douter que Walt Whitman eût l’esprit parfaitement sain. Ce serait pour lui la meilleure excuse. M. Conway le trouva par une chaleur écrasante couché sur le dos, le visage tourné vers le soleil, qui brillait comme il ne peut briller que sur les sables de Long-Island. Ses vêtemens gris, sa chemise bleuâtre, ses cheveux gris de fer, son visage bronzé, son cou nu, se confondaient par la couleur avec le sol. On aurait pu le prendre en passant pour un accident du terrain. M. Conway s’approcha de lui, se nomma, dit qu’il le cherchait, et demanda en même temps s’il ne trouvait pas le soleil bien chaud. — Point chaud du tout ! — fut la brève réponse. Il convint ensuite que c’était là son attitude de prédilection pour