Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 99.djvu/572

Cette page a été validée par deux contributeurs.

eussent justifié des attaques plus véhémentes encore. On parlait avec stupeur d’un poète dont les vers ne présentaient pas trace de rime, sauf dans un petit nombre de cas où la rime survenait comme par hasard ; on parlait avec dégoût d’un prétendu novateur qui exprimait en termes confus, incorrects, grossiers, les paradoxes les plus extravagans que puissent inspirer l’esprit de révolte et le matérialisme ; à ce nom de Walt Whitman s’attachaient à la fois le scandale et le ridicule.

Un article de M. Rossetti, celui-là même qui devait plus tard publier une édition anglaise considérablement expurgée de l’œuvre extraordinaire qu’on ne pouvait juger alors que par ses mauvais côtés, une étude qui parut dans the Chronicle, donna le premier signal du revirement auquel l’influence d’Emerson, l’illustre champion du principe absolu de l’indépendance personnelle, ne fut pas, dit-on, étrangère. À sa suite, d’autres admirateurs éminens se déclarèrent, et par eux Whitman fut jugé le vrai poète de son temps, un hardi pionnier, incapable de compromis avec les formes anciennes, mais digne de se frayer des voies appropriées aux besoins nouveaux des sociétés démocratiques : c’était le fondateur de la poésie américaine, c’était un législateur méconnu, c’était l’annonciateur des avatars suprêmes de la démocratie, — et, l’enthousiasme grandissant toujours, — c’était la démocratie en personne ; il donnait l’idée de quelque chose de surhumain ; c’était une des grandes forces de notre temps ! Le président Lincoln résuma les éloges en prononçant l’arrêt définitif : c’est un homme. — Tout au plus admettait-on qu’il eût quelques défauts résultant de sa force et de son originalité mêmes, d’abord celui de parler crûment de choses brutales, de braver l’honnêteté dans ses expressions toujours, et parfois dans ses théories. On lui reprochait aussi, comme à Shakspeare, l’usage de locutions impropres, de vulgarités incompatibles avec le style élevé, puis un néologisme bizarre, composé d’emprunts plus ou moins défigurés faits aux différentes langues, enfin et surtout l’orgueil poussé jusqu’au délire, la glorification incessante du moi. Il l’a dit lui-même :


« Petit est le thème de l’hymne qui suit et cependant le plus grand de tous, — soi-même, cette merveille, une simple personne isolée. »


Soi-même et en masse, l’égoïsme et la démocratie, voilà les sujets favoris des chants de Whitman ; à ce titre, ils sont essentiellement modernes. Certes aucun écrivain européen, poète ni prosateur, n’est tombé dans les excès d’énergique mauvais goût que voudraient inaugurer sur les ruines de l’idéal Walt Whitman et ses sectaires ;