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les futaies et de livrer le sol aux troupeaux. Pendant une dizaine d’années, l’exploitation des bois eut lieu sans règle ni frein, ce qui est nuisible à toutes les forêts et surtout à celles des pays de montagnes, où dominent les essences résineuses, qui ne se reproduisent pas sans des soins particuliers. Depuis cette époque jusqu’au moment (1840) où M. Surell décrivait le triste aspect des Hautes-Alpes, si ce n’est les habitans, personne ne parut plus s’inquiéter du dépérissement de ces vallées lointaines. Les communes, sous prétexte qu’elles étaient pauvres et réduites à vivre de leurs troupeaux, obtenaient sans trop de peine la permission de pâturer leurs bêtes à laine dans les forêts ; les détritus du sol forestier s’enlevaient chaque année au profit des maigres cultures du voisinage ; on tolérait à un degré abusif l’ébranchage des arbres verts pour les besoins de la vie domestique. Aussi la montagne se déboisait-elle rapidement, quoiqu’en même temps le pays s’appauvrît de plus en plus, parce que les habitans n’avaient plus de bois de chauffage et qu’en même temps les pâturages disparaissaient, usés par la dent du mouton ou dévorés par le torrent.

Circonstance étrange, qu’il importe de bien préciser, le mouton, la seule richesse de ce pays, en est aussi le fléau. Le pâturage n’est pas en lui-même une mauvaise chose : en Suisse, où domine la race bovine, la montagne est verte et productive ; en France et sur le versant italien, où le mouton est plus abondant, la terre est décharnée et s’épuise. Les qualités propres au bétail de l’une et l’autre espèce expliquent la différence des résultats. La vache tond l’herbe sans l’arracher ; avec ses larges pieds, elle tasse le sol et ne le coupe pas. Le mouton au contraire a le pied incisif, la dent tenace ; il ne broute pas, il arrache et fouille le sol. La chèvre est encore pire. On raconte que Napoléon Ier, demandant un jour à une députation de paysans du Jura ce qu’il pouvait faire pour eux, reçut cette réponse inattendue : « sire, faites une loi contre les chèvres. » Mais le mouton et surtout la chèvre sont le bétail du pauvre, que l’exiguïté de ses ressources prive d’avoir une vache dans son étable. N’est-il pas bizarre cependant que ces troupeaux doux et modestes, si chers aux poètes des temps héroïques, soient proscrits aujourd’hui au nom d’une science progressive ? Des savans à l’esprit positif prétendent que la race ovine a ruiné la Grèce et la Sicile ; quel effrayant commentaire des idylles de Théocrite et de Virgile !

Les moutons ne font au reste tant de dégâts que parce que le nombre s’en trouve hors de proportion avec les ressources du pays. Outre les troupeaux indigènes, les Alpes françaises nourrissent les troupeaux transhumans, qui vivent l’hiver sur les plaines de la