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il sort de ce lit instable et se promène sur l’un ou l’autre bord de ses déjections. On dit alors qu’il divague, et partout où il passe il laisse de nouveaux débris, jusqu’à ce que, descendu au plus bas de la pente, il déverse dans la rivière dont il est l’affluent ses eaux encore chargées de sable ou tout au moins de limon.

Ainsi le torrent est nuisible à la vallée de même qu’à la montagne. Si d’une part il affouille, de l’autre il dépose. Or la montagne n’est pas un terrain sans valeur. Dans le département des Hautes-Alpes, où le sol est maigre et la population pauvre, beaucoup d’habitans s’adonnent à la vie pastorale. C’est dans la montagne que sont situés les pâturages dont vivent non-seulement les troupeaux du pays, mais encore ceux des plaines basses de la Provence que la sécheresse chasse en été de leurs domaines. Outre que le bassin de réception, en s’agrandissant de plus en plus, diminue la surface gazonnée, tout le terrain environnant s’ébranle par contrecoup. Le long des deux rives du torrent courent de larges fentes parallèles au lit. Ce sont des quartiers qui glissent et s’effondrent par le dessous en attendant que les eaux les aient rongés par lambeaux. Des chalets, des villages entiers sont menacés d’être engloutis de cette manière. Chaque année, le torrent gagne du terrain, et quelques cabanes sont abandonnées. On montre aujourd’hui sur les bords du Rabioux, suspendues au milieu des berges, les ruines d’un monastère habité par les bénédictins au XIIIe siècle. Si loin que les habitations se trouvent des rives d’un torrent, l’ébranlement s’étend si vite que l’on ne peut jamais se croire à l’abri de ces affaissemens.

Dans la vallée où se dégorgent les eaux, le dommage n’est pas moins redoutable, quoique d’une autre nature. C’est là que sont les champs cultivés, les villages les plus riches ; c’est aussi là que passent les grandes routes. Le cône, qui s’exhausse et s’accroît sans cesse, ne s’arrête devant aucune digue ; il ensevelit les héritages sous un monceau de pierres. On cite de ces montagnes artificielles qui ont 70 mètres d’élévation à leur sommet et plusieurs kilomètres de circonférence à leur base. Parfois la surface colmatée par un limon fertile est devenue susceptible de culture. Les paysans s’y établissent avec insouciance, défrichent le sol, bâtissent des maisons jusqu’au jour où quelque écart des eaux emportera le fruit de leur travail. Quant aux routes, elles traversent le plus souvent à gué le lit du torrent. On a bien construit quelques ponts ; mais tantôt le lit s’exhausse et enterre la maçonnerie, tantôt les culées s’écroulent parce que le sol s’affouille à leur pied, tantôt encore le lit se déplace et le courant se dirige vers un autre point de la route, ou bien une crue extraordinaire balaie toute la construction. Aussi