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tours de force, par des expédiens désespérés comme tous ces maudits traités. » Les plus déterminés partisans de la France, comme Haugwitz, se sentaient joués par Napoléon et ne le lui pardonnaient pas ; ils devenaient les plus belliqueux pour regagner la faveur publique et échapper aux reproches de trahison dont on les accablait. « Ce n’est pas moi, disait plus tard Lucchesini, qui ai voulu qu’on commençât la guerre dans ce moment ; j’ai fait mon devoir en écrivant ce que je savais ; mais la résolution était prise avant que l’arrivée de mes dépêches à Berlin ne fût connue. Le fait est qu’il n’y avait plus à délibérer ; le public avait décidé la question ; les têtes ardentes l’avaient emporté[1]. La fermentation était au comble, le cabinet ne pouvait plus y résister. » Quant à la dépêche interceptée et au rappel demandé de l’ambassadeur, ce fut, disait Haugwitz à Gentz, « tout ce qui put nous arriver de plus heureux. Nous consentîmes de la meilleure grâce du monde. » Et, Gentz ajoute : « A en juger d’après plusieurs circonstances, je ne crois pas me tromper en soupçonnant que cet incident avait été prévu et amené à dessein. » D’après M. de Gramont, M. de Bismarck aurait eu recours en 1870 à un artifice fort analogue à celui de ses prédécesseurs de 1806. Les journaux officieux publièrent « un récit fantastique dans lequel d’une part le comte Benedetti était accusé d’avoir manqué d’égards envers le roi de Prusse, et de l’autre le roi était représenté comme ayant humilié par sa contenance et ses refus l’ambassadeur de France. » Cette « double invention… avait un double but,… enflammer les esprits en faisant appel à l’orgueil national des deux nations les plus fières de l’Europe. »

Revenons à 1806. « La cour de Berlin, continue Gentz, fut secrètement enchantée de cet orage, rien ne lui parut plus favorable pour masquer ses projets. » On se remit à négocier avec la Russie, et l’on envoya à Paris un nouveau ministre, M. de Knobelsdorf, « pour compléter l’illusion. » Lucchesini fut reçu en audience de congé par l’empereur, qui l’entretint de la meilleure grâce du monde, puis il partit pour Berlin, où il trouva le public et l’armée également impatiens de venger ses outrages. Quant à

  1. Il y eut un autre ambassadeur dont les dépêches servirent aussi de prétexte à une guerre funeste pour son pays. Il pense comme Haugwitz et s’exprime presque dans les mêmes termes. « Devions-nous, dit M. Benedetti, considérer comme insuffisante la satisfaction qui nous était accordée ? (Le retrait de la candidature Hohenzollern.) Pour ma part, je ne l’ai pas pensé… Mais personne n’a certainement oublié comment cette solution fut accueillie à Paris. Dans la chambre, dans la presse, dans les populations de tous les rangs, on ne voulut voir dans la renonciation du prince de Hohenzollern qu’un succès dérisoire, et le gouvernement, contraint de tenir compte de l’état des esprits, jugea nécessaire de demander une garantie nouvelle… » — Mission en Prusse, p, 369.